Cristof Dènmont | La peinture est l'énigme

Par Diana Madeleine

2022

Les peintures de Cristof Dènmont (né en 1977) sont des palimpsestes, elles sondent le fond de la peinture. Elles font surgir des traces et gestes à la surface, mettent la couleur et le trait au même plan, la figuration et l’abstraction au même niveau. L’artiste, actif sur la scène réunionnaise depuis les années 2000, a traversé deux décennies en restant fidèle à la peinture traditionnelle (acrylique ou huile sur toile montée sur châssis) tout en s’inscrivant pleinement dans une pratique contemporaine. Il fait ainsi émerger quelques signes en mixant des codes d’univers variés : symboles de l’industrie de consommation de masse, cocotiers et autres ananas simulacres d’exotisme, traces mêmes de ce que produit la peinture. Il questionne et rejoue de grands thèmes de l’histoire de la peinture et fabrique son propre langage marqué par l’équilibre de mélanges impurs. Dans ses œuvres, rien ne se voit a priori au-delà des couleurs sur une surface plane. C’est à s’y méprendre, mais en réalité, il s’agit d’un art de l’épaisseur, celui-là même dont le chemin est intérieur et qui nous parvient avec une étrange facilité. C’est à la grande histoire que l’artiste appartient en réactivant des partitions. Cristof Dènmont est peintre, mais c’est en musicien qu’il travaille, compile et mixe. Sa peinture préserve les multiples mélodies du monde, qu’elles chantent ou crissent.

Station 291216, 2016
Série Purgatoire — Saison 2
Huile sur toile, 100 x 100 cm.
Collection privée

Si ses productions récentes, notamment le cycle baptisé Purgatoire1 , font montre d’un raffinement – délice d’une peinture qui travaille avec subtilité les contacts et frottements entre les zones –, d’autres œuvres favorisent un style plus brut où les couleurs et les formes s’entrechoquent. Généralement, ses compositions, qu’elles soient abstraites ou figuratives, affirment l’espace plan de la toile. Parfois s’insinue une maigre profondeur entre les plans. Dans le petit format au fond rose intitulé Station 180319, sorte de « protopeinture », on mesure combien la frontière entre les formes et le fond est mince, jusqu’à se confondre, et on constate ainsi qu’un langage minimaliste suffit à faire tenir une peinture. Parfois, un fond semble se dégager davantage et recueillir quelques motifs. D’autres fois, la surface de la toile est parsemée de signes qui nous invitent au déchiffrement telle une partition. La toile joue alors le double rôle d’une surface de dévoilement et de cryptage.

Les motifs qui reviennent de manière récurrente dans le vocabulaire plastique de Cristof Dènmont et que l’on peut qualifier un peu rapidement de symboles exotiques (le cocotier, l’ananas, le volcan) se déploient de manière sérielle comme pattern. Ils ponctuent les peintures comme des réminiscences. Ce ne sont donc pas que des symboles mais bien des poncifs, les symboles de symboles. Ils hantent ses peintures, comme chez Basquiat les crânes et les couronnes, qui composent des messages. Y a-t-il un code à découvrir pour comprendre ce qui se joue ici ?
Ce qui est certain, c’est qu’il y a bien une écriture ou un langage qui se dessine entre les peintures du début des années 2000 et celles de l’aube de la décennie 2020. Outre les motifs lisibles et les mots, ces peintures comportent également des signes, des gribouillis et des griffures, comme des inscriptions ou des traces du fait que la pratique même de la peinture se fait jour. Certes, ces traces affirment la spontanéité du geste, voire son caractère « premier », mais la dimension primitive se manifeste encore davantage dans la nature cryptique de l’œuvre pour celui ou celle qui la reçoit. Paysage de 2014) est une de ces surfaces mystérieuses qui brouillent l’espace plutôt qu’elles ne le révèlent, par la mise en tension d’essuyures, de taches et de traits, comme si la peinture traduisait sensiblement l’espace à la manière d’un sismographe. Cette capacité à contenir le monde ou, pour le dire autrement, cette relation au réel, se traduit soit de manière concrète – présente également dans Pschiiit (2014)–, soit de manière métaphorique par l’aspect synoptique des toiles qui forment un monde à elles seules (Archipel, 2014 ; Cocobeach Club, 2014). Ces vastes compositions panoramiques permettent d’embrasser d’un coup d’œil un écosystème de signes et d’informations interconnectés, des visions paysagères.

Archipel, 2014
Série Archipel vertical
Acrylique sur toile, 180 x 180 cm.
Collection privée
Cocobeach club, 2014
Série Plateformes
Acrylique sur toile, 73 x 92 cm.
Collection privée
Photographie © Laurent de Gebhardt

Comme un palimpseste, l’œuvre de Cristof Dènmont est une archive des multiples rencontres qui se jouent entre le peintre et la matière, entre la matière et l’esprit, une mémoire des gestes comme des idées, un langage à part entière dans ses multiples allers-retours. Il y fait pénétrer des références hétéroclites, super-héros dérivant à bord d’un radeau, princesses défigurées au royaume de Shell et de Mercedes, Vénus informe sous les cocotiers, en revisitant de grands classiques de l’histoire de la peinture. Les œuvres peuvent ainsi se lire comme de grandes épopées mythiques ou mythologiques modernes, à la manière des œuvres de Cy Twombly. Et il y a aussi la Bible, ce grand cycle narratif qui traverse toute son œuvre. La série d’Adam + Ève fouille dans ce mythe des origines, clin d’œil à notre propre désir de trouver la clé de sa peinture. Dans cette série, outre le caractère naïf des figures (Adam et Ève ne sont plus que de vulgaires bonshommes ou de piètres silhouettes, résidus de repentirs), ce qui semblait intuitif est confirmé. Si les références culturelles sont omniprésentes dans la production de Dènmont, la culture y est parfois asphyxiante2 . Un certain cynisme ou désenchantement (ou, pour tenter d’être plus juste : une forme de lucidité ?) n’est jamais loin, comme si les mondes qu’il dépeint reflétaient « l’obsolescence de l’humanité 3  », dans une synthèse historique picturale (Vision panoramique, 2016)). À ce titre, il n’est pas anodin d’avoir intitulé les tableaux de sa dernière série Stations, si l’on songe à la thèse de Günther Anders qui repose sur l’idée d’une histoire qui serait devenue sans lendemain.

Vision panoramique, 2016
Technique mixte sur papier, 24 x 32 cm.

Alors qu’il étudiait à l’École des beaux-arts de La Réunion entre 1996 et 1998 puis à celle de Marseille jusqu’en 2001, c’est la voie de la peinture qui paraissait obsolète. L’artiste cherchait avant tout une liberté dans la peinture expressionniste, une forme de subversion équivalente à la mouvance musicale punk. Bien que les influences punk qui sont si chères à Cristof Dènmont ne me soient apparues que subrepticement, de manière un peu artificielle, dans ses peintures les plus « bad », son travail a toujours incarné pour moi un trouble, une forme de résistance. N’était-ce pas au fond cet état intermédiaire qui jetait le trouble ? Cet entre-deux dans lequel s’engouffrait l’artiste, entre la grande peinture et la petite peinture, entre le tableau comme mémoire et le tableau visionnaire. Car il s’agit à la fois d’une recherche picturale qui ravit les historiens par ses nombreuses références, et d’une peinture qui séduit par son style en se souciant peu d’appartenir à l’histoire. Une peinture qui a assimilé toute l’histoire de la peinture mais qui n’en fait pas la démonstration. Une peinture qui trace sa voie en tournant le dos à l’injonction du tournant conceptuel de l’art pour affirmer que la pensée réside dans le lien entre la main et l’esprit et que les tours de magie se font avec des couleurs et des formes. Une peinture qui s’empare des plus grands mythes, l’air de ne pas y toucher. Cet air de rien. N’est-ce pas là au fond que réside la clé ? Le tour du magicien.

  1. Exposition Purgatoire, galerie Ter’la, Saint-Denis, 2018; exposition Purgatoire : saison 2, le Hang’Art, Saint-Pierre, 2020-2021
  2. Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986 (paru en 1968)
  3. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances et Éditions Ivrea, 2002 pour la traduction française (paru en 1956)