Tiéri Rivière | De quelques « momentalités »…

Par Jérôme Cotinet-Alphaize

2024

Tiéri Rivière est un multi-instrumentiste, comme une grande partie des artistes contemporain·e·x·s de sa génération, aussi nous devons, pour saisir son travail et ses expérimentations, réussir à appréhender son « horizon d’attente », ou l’endroit du « commun » réunissant l’ensemble de ses actions, constructions, gestes, dessins depuis plus d’une dizaine d’années. Cependant, avant de savoir si le Colonel Moutarde1 est bien dans la chambre jaune… il va falloir remonter le fil.

Billes, 2021
Vidéo, 41 s.

En 2021, Tiéri Rivière crée la très courte vidéo Billes, qui se diffuse en boucle. À première vue, il ne se passe pas grand-chose, juste un moment furtif issu de l’enfance, passé à regarder des billes de verre à travers le soleil et à tester leur résistance à la pesanteur en les additionnant les unes sur les autres, jusqu’à la chute. Ainsi, Tiéri Rivière colle sa main contre une vitre et pose tranquillement des billes entre deux doigts, jusqu’à ce qu’elles tombent, dans toute leur matérialité sonore… puis la vidéo recommence. À travers elle, nous pouvons déceler notre « commun » : il y a tout d’abord cette image immédiate qui nous ramène à un déjà-connu2 , quelque chose que nous reconnaissons toutes et tous. Cette image mentale résulte de la fabrique d’une « image en mouvement » (la vidéo), car celle-ci constitue un moment unifié, issu de quelque chose de mémoriel, que nous partageons majoritairement. Ce moment n’est pas une expérience captée par hasard dans la vie de tous les jours, il résulte de la reconstruction d’un de ces petits temps de beauté du quotidien. Un moment qui, simplement, nous touche, bien qu’il soit évidemment un artefact, une fiction.

Cette imagerie triviale caractérisait déjà une partie des premières actions filmées de l’artiste, comme Firinga en 2009, où il luttait contre le vent avec un élément volumineux dans ses bras, en l’occurrence une tôle qui rappelle celle du toit de la case réunionnaise natale. La même année, celle de son DNSEP à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier, il filmait le lâchage sur le sol de 5 678 billes de verre, à peine cachées sous son pull visiblement déformé. Cette petite action simple et jubilatoire, que la plupart d’entre nous n’ont vraisemblablement jamais pratiquée, procède d’un désir partagé, dont nous avons toutes et tous rêvé. Ainsi nous n’avons pas besoin de ressentir l’action du vent sur notre corps ni de faire tomber une grande quantité de billes sur le sol pour en ressentir intimement les sensations. C’est là le principe même de l’aspect performatif de l’image, dans son immédiateté.

En 2013, avec l’œuvre Balançoire, Tiéri Rivière arrive par l’intermédiaire de la sculpture à réactiver un « moment » similaire : une sorte d’image en trois dimensions où l’assise d’une balançoire est bloquée en l’air dans un mouvement arrêté. Se met alors mentalement en place un effet photographique inversé, car la photographie a cette capacité d’usurpation du réel. Et ici, elle recrée la réalité plus qu’elle ne la représente3 , car en provoquant cette image mentale, l’artiste nous projette dans le mouvement de la balançoire. En 2012, dans la première version de cette œuvre alors exposée au centre d’arts plastiques Chanot à Clamart, il avait fait remonter le niveau du bac à sable encadrant la structure, jusqu’à la hauteur de la chaise (restée cette fois dans sa position de départ), annulant ainsi toute possibilité d’utilisation. Par ce même procédé d’imagerie mentale performative, il suscitait en nous une sensation de frustration physique.

Sac de couchage #1, 2018
Graphite sur papier, 3 dessins de 20 x 30 cm.

Il me semble que cette notion caractéristique du travail de Tiéri Rivière réside précisément dans sa capacité à travailler l’image dans son aspect performatif, soit la fiction du réel qu’elle fabrique. Dans ce sens, les derniers dessins qu’il a montrés au musée Léon Dierx, à Saint-Denis de La Réunion, en 2021, sont assez clairs. On y voit l’artiste lui-même se pliant et se dépliant lors d’une série d’actions dans un sac de couchage. Le motif peut paraître sculptural, pourtant il est expérimenté comme une performance, capté comme une vidéo, et finalement figé dans une série de dessins, à la façon d’un storyboard de performance. Le sujet est véritablement trivial, mais l’imagerie d’une sculpture de madone ou plus largement d’une sculpture religieuse émerge assez rapidement. Une fiction tout à fait différente de l’action réellement engagée voit le jour, soulignant l’étrange capacité d’évocation des images.

En ce sens, le travail de Tiéri Rivière s’est petit à petit détaché de ses premiers référents, dont l’horizon d’attente oscillait entre la littéralité d’un Mathieu Mercier, la trivialité jubilatoire d’un Boris Achour et la mise en action d’objets à la Fischli & Weiss. Je pense que sa trajectoire artistique tend vers une question beaucoup plus mentale que la physicalité performative et/ou humoristique déjà fortement développée dans les écrits critiques autour de son œuvre. Il y a, dans la démarche de Tiéri Rivière, un phénomène particulier qui dépasse la littéralité pour construire une sorte de scénario mental activant les éléments de la résolution de l’œuvre, comme un paradigme.

Kaz #2, 2021
Sculpture, parpaings, inox, serre-joints, palette, 120 x 110 x 160 cm.

Prenons un dernier exemple, l’œuvre Kaz #2, également présente dans sa dernière exposition à Saint-Denis. Elle peut se placer dans la continuité de la construction Home de 2012, constituée d’une palette complète de parpaings où ont été découpés deux pans obliques, pour dessiner une forme de maison. Nous retrouvons, dans Kaz #2, la simplicité des cases réunionnaises. L’œuvre, également en forme de maison, est faite de parpaings très fins, étrangement reliés par quatre serre-joints à une structure en métal. À première vue, se dessine une filiation directe avec l’histoire de l’art minimal, dans une logique de geste ontologique. Pourtant, dans le détail, nous nous apercevons que cette sculpture est en fait un scénario nous permettant de comprendre très plastiquement ou très intuitivement ce qu’est une « case » : une petite maison simple dans sa conception spatiale, constituée de matériaux basiques et dont la fabrication renvoie au bricolage, au fait soi-même, avec toute la fragilité que cela implique.
Alors faisons confiance aux œuvres, elles nous donnent la voie…

  1. Éric Troncy, Le Colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier. Textes 1988-1998, Dijon, Les Presses du réel, 1998.
  2. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2002.
  3. Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990.