Catherine Boyer – Shine Bright Like a Diamond

Par Julie Crenn

2022

« Nous disons : vous voyez comme l’eau s’écoule d’ici pour revenir sous la forme de pluie ; tout revient toujours, disons-nous, et les choses s’enchaînent ; il y a des limites, disons-nous, à ce qui peut être fait, et tout se meut. Nous faisons tous partie de ce mouvement, disons-nous ; et le cours de la rivière est sacré, ce bouquet d’arbres est sacré, et nous sommes nous-mêmes, disons-nous, sacrées. »

Susan Griffin – Woman and Nature, 1978

Enfant, Catherine Boyer récoltait des coquillages qu’elle assemblait à ses longues tresses de cheveux, ainsi que celles de ses sœurs. Elle développe très tôt la nécessité d’ornementer son corps d’éléments végétaux et minéraux. Une pratique modeste et discrète qui participe d’une exploration de l’intime, des expériences féminines et de la conscience du lien sororal. Une exploration lente, silencieuse et intense dont les œuvres traduisent, sous la forme de fragments, des secrets et des mystères que l’artiste cultive avec soin, exigence et sagesse.

Aliens végétaux

Par le dessin et la sculpture, Catherine Boyer engage son histoire et son expérience personnelle pour nous livrer une relation sensible, sensuelle et sensorielle avec les fleurs, les végétaux, le vent, les minéraux, les insectes ou encore les bactéries. Au début des années 2000, elle commence une série de dessins réalisés à la mine graphite. Elle y représente des fleurs d’orchidées d’abord sur des petits formats, puis de très grands formats. Elle s’identifie aux fleurs : « je suis une orchidée, je suis hermaphrodite ». Les fleurs sont les autoportraits d’une artiste en colère contre le patriarcat. D’un corps qui se suffit à lui-même et qui refuse toute forme de domination. À ce moment, elle mène des recherches non seulement pour en savoir davantage à propos des différentes espèces d’orchidées, mais aussi pour en déployer la multiplicité plastique, la précision des formes et la préciosité des détails. Elle développe aussi différentes techniques de dessin, toujours en noir et blanc. Progressivement, elle augmente les dimensions des feuilles de papier jusqu’à atteindre une échelle physique – aussi monstrueuse qu’inquiétante. Tels des aliens, les corps végétaux et floraux installent une dimension érotique et menaçante que nous retrouvons dans son travail sculptural initié à l’école des Beaux-arts de Marseille au début des années 1990. Catherine Boyer est intriguée par les pratiques religieuses. Elle observe, par exemple, les perles suspendues à la peau des personnes qui marchent sur le feu. Elle se documente sur les rituels de scarifications et autres gestes qui parent les corps à l’occasion de traditions spécifiques. Les gestes sont reportés dans la terre et sur le papier. Elle crée des perles de terre scarifiées qui sont délicatement disposées sur des petits coussins en tissu. Les motifs rappellent ceux d’une vie cellulaire, des coraux ou encore des champignons. Les perles de terre sculptées ont aussi été présentées sous une forme plus installative où l’artiste les introduit dans des collants de nylon. Ces derniers sont suspendus dans l’espace pour jouer avec les notions de transparence, de délicatesse et de finesses. Dans un même élan, Catherine Boyer réalise aussi des sous-vêtements en tulle et en cire, matériau changeant et imprévisible, qu’elle a portés et fait porter lors de performances. Lors d’une d’entre elles, au FRAC Réunion en 1998, alors que des performeuses sont vêtues des œuvres en tulle et en cire, Catherine Boyer s’attelle à recouvrir au stylo leur peau de motifs floraux et végétaux. À la surface du papier, de la terre ou de la peau, une pensée de la prolifération se déploie au fil des œuvres, des expérimentations et des gestes apprivoisés.

Orchidée 1, 2004
Graphite sur papier Canson, 122 x 155 cm.
Logis de terre - Dôme, 1995
Série Formes de refuge et empreintes scarifiées
Grès chamotté, 30 x 30 x 30 cm.
Sans titre, 1998
Installation, boîte en bois, cire, satin, dentelle bleue.
Photographie © Jacques Kuyten
Collection FRAC Réunion

Entrelacements

À partir de 1995, Catherine Boyer réalise d’autres séries d’œuvres en céramique, comme Reclining Littoral, dont les formes modelées s’apparentent à des sexes féminins, des coraux, des graines, des cavités souterraines, des peaux reptiliennes ou des mouvements des vagues. La surface de la terre est travaillée avec précision. L’incrustation délicatement répétée des motifs organiques rappelle d’autres techniques comme la dentelle ou la pâtisserie. « Mon réel est fait de gestes patiemment recommencés. Mes gestes limitent en même temps qu’ils illimitent. » L’artiste relie les imaginaires, les formes s’y prolongent et s’hybrident avec douceur, finesse et rigueur. En 2009, elle poursuit sa quête contaminatrice et proliférante avec une série de dessins intitulée Luminescence. Sur des feuilles de papiers teintés, elle dessine des tresses de cheveux baignées de lumière. Animée « par un amour de l’eau, de l’énergie de l’océan, des brillances et des diamants sur l’eau », elle s’applique à restituer au crayon des effets de scintillement, de reflets, d’ombres et d’éclats. La longue chevelure frisée représente selon elle un puissant symbole de féminité dont elle prend soin. Sur terre ou sous la mer, la tresse s’apparente aux antennes d’un insecte filiforme, à une liane, à une racine, à une tige, à une algue ou encore à un tentacule. La tresse de cheveux relie les corps, humains et non humains, elle est le rhizome d’une coexistence sensible et consciente. Par elle, Catherine Boyer déploie une esthétique où son propre corps n’est jamais pensé d’une manière séparée de son écosystème – autrement dit du lieu qu’il habite. Elle est à l’écoute de son corps et du milieu par lequel il est affecté au quotidien. Alors, le vivant de l’île trouve une place fondamentale au creux de sa réflexion et de sa démarche plastique. Du microscopique au cosmique, d’une cellule à une fleur d’orchidées, les corps et leurs échelles s’entrelacent et forment de nouveaux êtres. Un voyage mental qui se poursuit avec la série de dessins intitulée Divineariane (2020- in progress). Les œuvres récentes attestent de ces interdépendances, de ce corps commun que l’artiste met en œuvre. Sur des papiers aux teintes pastel, elle déploie patiemment des mondes organiques illimités où les graines rencontrent les diamants, les cheveux font corps avec les fleurs, les peaux se prolongent, la sève, les veines et les larmes. Au stylo et au crayon, elle réalise des dégradés de lumières, des effets de lumières et des détails organiques véritablement spectaculaires. Parce qu’il se dégage des œuvres un plaisir inouï de la création, l’artiste nous fait ressentir l’indicible : la magie du vivant.

Reclining Littoral 4, 2008
Grès, 14 x 10 x 15 cm.
Luminescences 1, 2009-2010
Stylos couleur sur papier, 50 x 65 cm.
Collection ville de Saint-Pierre, La Réunion.
Divineariane 2, 2021
Technique mixte sur papier Canson
50 x 70 cm.
Collection FRAC Réunion

Proliférations lumineuses

« Mon corps est une extension du paysage et inversement. La séparation n’existe pas avec le vivant. » Tout dans l’œuvre de Catherine Boyer nous ramène à la question de la métamorphose inépuisable des corps. Elle imagine des situations aux mouvements infinis où coexistent des êtres visibles et des forces invisibles. L’artiste dessine et sculpte des corps baignés de lumière et d’énergie. Elle s’est progressivement autorisée à quitter la binarité du noir et du blanc, synonyme d’enfermement, pour libérer la couleur et la lumière. Catherine Boyer, qui se ressent maintenant comme un « être coloré », navigue avec une grande aisance dans la perpétuelle métamorphose du vivant, en dessinant ou modelant des écosystèmes merveilleusement foisonnants. Guidée par la lumière, elle souhaite partager ses visions dont les œuvres sont les représentations tangibles. L’artiste partage avec nous une profusion vitale qui génère une libération jouissive. Dans une constante recherche du « sublime », Catherine Boyer entre dans le dessin et lui consacre un temps long. Elle confie travailler dans « une bulle d’amour, une bulle ressource » qui la guide dans son imaginaire.

« Cela ne peut pas seulement venir de moi. » Elle se dit alors traversée par une lumière libératrice grâce à laquelle elle se sent « épanouie, belle, protégée, indépendante et libre ». Ce sont des moments intenses mêlés de concentration, de sérénité et de rêverie. Des moments de musique aussi puisqu’elle écoute les sonorités du vivant (l’océan, le vent, la pluie, les arbres), des respirations ou bien des compositions spirituelles comme les vibrations cristallines des bols chantants tibétains. Jamais de voix humaines. Dans sa bulle aussi spirituelle que sensuelle, Catherine Boyer se « livre sincèrement et pleinement ». Elle envisage son corps comme « un filtre profondément connecté au sol et à la lumière ». Ses œuvres sont emplies d’énergies guérisseuses, de forces, d’amour, de quiétude et d’une infinie douceur. Emplie aussi d’un pouvoir réparateur vis-à-vis des violences visibles et invisibles, vis-à-vis des hiérarchies aliénantes. Un pouvoir réenchanteur mis au service de la nécessaire alliance interespèce, du vivant et de l’expérience intime.

Métamorphose, 2024
Stylos et crayons de couleur sur papier Canson, 50 x 70 cm.