Territoire d’initiation, 1999
La pyramide aux esprits



« (…) Pour Beng-Thi, le corps a été soumis de la part du colon à un rapport de force, allant jusqu’à confisquer l’intime, comme au sein des actes sexuels autorisés uniquement pour la reproduction. Si l’intime, cette profonde intériorité qui n’appartient qu’à nous, ces sentiments qui nous lient aux personnes et valeurs qui nous sont les plus proches, est aboli, confisqué, comment envisager la représentation du corps ? Comment sculpter un corps dépossédé de ce qu’il a de plus intime ? Chez Beng-Thi, la terre cuite qui constitue les sculptures de corps élimine la chair, elle la réfute. Elle destine la chair à la ruine qui est aussi perte de l’image corporelle, de l’idée d’un corps animé et singularisé par une personnalité. Dans Les bouts de bois hurlants, le corps est une amphore posée sur un socle, exposé comme sur un marché aux esclaves. Beng-Thi rejoue ainsi la tragédie des existences volées par des modes d’administration iniques. Dans Les bouts de bois hurlants comme au sein de l’installation Territoire d’initiation, le sculpteur accorde de l’importance à l’idée de construction : du corps-demeure qui tombe en ruine jusqu’à l’architecture en fibres végétales en passant par le tombeau artisanal Arrachement Carg. C12, dans lequel le corps se fond, le point de vue évolue. Mais le corps existe toujours comme partie d’une construction globale. Est-ce une manière supplémentaire de l’objectiver et de l’inscrire, comme un produit, dans l’ordre des fabrications humaines ? Sans doute. Le corps esclave serait devenu une invention, un fantasme de colon, un outil pour fabriquer le monde, également. Il est le médium d’une action qui ne lui appartient pas. Chez Beng-Thi, les dimensions du corps sont aussi morcelées : ici, des têtes à même le sol, rêveuses ; là, des visages qui restent bien plantés sur un corps qui pourtant n’en est pas un (tronc vertical ou construction en ruine), jamais la possibilité d’un ancrage de l’imaginaire et de la raison dans la motricité du corps, ne semble vraiment possible. En outre chez Beng-Thi, le corps peut être contenu par des liens (Les bouts de bois hurlants), comme si la société de l’époque et même celle d’aujourd’hui se méfiaient des potentiels de soulèvement des individus. (…) »
Aude-Emmanuelle Hoareau
Extrait de Sculpter le soulèvement du corps, 2019
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