Sculpter le corps du soulèvement

Par Aude-Emmanuelle Hoareau

2019

Originaire de La Réunion, mais d’ascendance indo-vietnamienne, Jack Beng-Thi est un artiste plasticien, sculpteur et photographe. Il est né en 1951, dans la ville du Port. C’est à l’École supérieure des Beaux-Arts de Toulouse, en 1977, qu’il a obtenu son diplôme, avant de devenir titulaire d’une maîtrise en arts plastiques de l’université Paris 8. Beng-Thi est aussi passionné par l’histoire de ses ancêtres et des anciens esclaves et engagés réunionnais. Où sont-ils passés ? Leurs corps et leurs âmes ont-ils été siphonnés par l’Histoire ? C’est animé par ces questionnements que l’artiste a parcouru sans relâche les archives, îliennes et parisiennes, à la recherche d’indices de leur existence. Beng-Thi a tenté d’extirper les hommes de l’oubli et des comptes de l’administration coloniale, pour les réhabiliter en tant que corps et les faire entrer dans la mémoire collective. Précisons qu’il a travaillé et créé en Europe, en Afrique et en Amérique latine à la recherche d’une vérité du corps, universelle, atemporelle, mais largement portée par les vaincus. Pour lui, l’impact que la colonisation exerce encore sur nos conceptions du corps est bien réel.

Statuaires, installations, photographies, le travail de Beng-Thi a évolué des années 1990 à nos jours, jusqu’à faire vaciller toutes nos certitudes sur le corps. Nous nous appuierons dans cette étude sur un corpus de sculptures et installations constitué de quelques dizaines d’œuvres, réalisées entre 1990 et 2010. Dans ce corpus émergent plusieurs thématiques liées au concept de corps et à sa capacité d’agir pour être libre.

1996
2010

Jack beng-Thi dans son atelier au Port, La Réunion

Comment passer à l’action dans un espace réduit, quadrillé par des règles inquisitrices et dans la promiscuité des autres corps ? Comment demeurer dans la mémoire collective quand l’Histoire n’a noté ni nos noms, ni nos visages et qu’elle s’est crue exempte de réaliser pour nos corps, des sépultures ? Les réponses sont progressivement apportées par les concrétions de la matière des sculptures. Beng-Thi évolue et travaille, selon ses dires, dans un espace du rêve, avec la puissance d’évocation des matériaux. Il recherche ainsi le corps primordial fait de chair et d’esprit, de vivant et d’immatériel, à travers des sculptures informes donnant parfois lieu à penser à des ossements ou à des organismes. Mais avant de conclure cette quête, il s’agit pour l’artiste de réinventer et de collecter les vestiges des corps des déportés perdus, ces corps blessés par l’esclavage et la colonisation et à qui l’on aura retiré la capacité à mener des actions. Le corps emporté dans sa matière et malade d’impuissance apparaît comme un objet usé posé là, un trophée aux couleurs des terres d’Afrique. Reconstruire ce corps pour le ramener à la mémoire est une première étape du travail de sculpture de Beng-Thi. Il est aussi question de réinsérer les corps dans des schémas d’action.

Sachant que la matière des sculptures va figer le mouvement dans un moment précis, voire le condamner, comment l’artiste peut-il compter sur elle pour libérer l’action ? Cette dernière ne dépend-elle pas de la motricité du corps ? Toujours est-il que Beng-Thi se laisse guider par la matière, ses pouvoirs d’information et les dialectiques qu’elle met en place, entre la fixité et l’élan, pour incarner l’idée du passage à l’action. Ses sculptures vont parfois jusqu’à créer les ferments d’un soulèvement. Le soulèvement, comme l’a expliqué Georges Didi-Huberman1 , plus qu’un acte concret et identifiable, est une émotion qui se traduit par un geste (corps dressé, poing levé…). Ce geste est celui du passage de l’immobilité à l’action et du renoncement à la révolte. Se soulever, c’est partir d’une situation d’impuissance pour « briser une histoire que tout le monde croyait entendue2  ». En ce sens, pour signifier le soulèvement, il faut être capable de matérialiser l’impuissance, comme le fait Beng-Thi dans ses œuvres. Le soulèvement ne se manifeste pas au départ chez l’artiste. Il est longuement mûri par le travail sur les œuvres, dont beaucoup expriment l’idée d’une fatalité et un impouvoir des corps. Il faut noter aussi que du début des 1990 aux années 2000, puis 2010, le travail sur ces problématiques chez Beng-Thi évolue vers une libération des corps, tout en sachant que ce processus n’est pas complètement linéaire.

Loess resistance, 1991
Gestion politique globale : danse sur la diagonale de la folie, 2001

I- ACTE MANQUÉ DES CORPS

Souvent chez Beng-Thi, le corps est présenté comme ayant subi des outrages. Il a perdu ses attributs, ses repères, son intégrité et parfois même sa qualité de corps, comme dans la série Les bouts de bois hurlants (1993). Les corps de pierre sont enfermés en eux-mêmes, emmurés et sanglés. Les têtes choient. Les flancs se creusent et tombent en ruine. L’organisme s’est mué en enveloppe carcérale. Le corps est ici un objet creux : à l’intérieur de la sculpture il n’y a rien qui pourrait habiter la forme d’âme et en faire un sujet. Le corps apparaît comme un objet au sens négatif du terme, une chose inerte et définie, dénuée d’intériorité. Or, sans un principe interne qui nous meut, pouvons-nous agir ou ne sommes nous qu’agis ? Si se soulever comme le soutient Didi-Huberman, c’est partir d’une situation d’impouvoir, l’action est possible. Mais comment la déployer ?

CORPS AGI - CORPS OBJET

L’objectivité des corps de Beng-Thi se lit à travers plusieurs signes inscrits dans les volumes : socles visibles, couleur et forme des pierres qui forgent les contenants, rappelant les façades des maisons en terre cuite. De quelles maisons s’agit-il, à quelle mémoire font-elles appel, à celle de l’Afrique et de ses édifices ruinés ? L’artiste avoue ne pas l’avoir décidé. Toujours est-il que ses corps s’exposent non comme des organismes, mais comme des métaphores d’édifices. Ils ont été construits, façonnés de l’extérieur et rien en eux ne saurait prévenir leur désolation. Ils se donnent à penser comme des corps-blocs, privés de leur idiosyncrasie. On a aussi l’impression que le corps se métamorphose en ce qu’il n’est pas censé être au départ, un objet marchand à la valeur relative, qui ne dure que le temps de l’échange. Des liens de paille l’enserrent, il n’a ni bras ni pieds, le souffle semble s’en être absenté. Les bouts de bois hurlants expriment en quelque sorte le désespoir du corps, son renoncement à lui-même. L’Histoire a-t-elle sacrifié le corps au point de le faire disparaître ? Un corps qui n’agit pas, faute d’intégrité de principe intérieur, est-il encore un corps ? Beng-Thi s’est forgé, à travers ses lectures, une nouvelle conception du terme colonisation. Pour lui, il s’agit essentiellement d’un « commerce du corps3  ». C’est donc d’un corps objectivé et souvent démembré, qu’il va tout d’abord s’approcher. Trouver ce corps qui n’agit pas est peut-être une manière de rendre justice à des hommes et des femmes sacrifiés par le destin.

Les bouts de bois hurlants, 1991
Installation, terre cuite, bois, métal, fibres végétales, 8 mètres carré, 160 cm
Collection FRAC Réunion
Photographie © Jacques Kuyten

Pour Beng-Thi, le corps a été soumis de la part du colon à un rapport de force, allant jusqu’à confisquer l’intime, comme au sein des actes sexuels autorisés uniquement pour la reproduction. Si l’intime, cette profonde intériorité qui n’appartient qu’à nous, ces sentiments qui nous lient aux personnes et valeurs qui nous sont les plus proches, est aboli, confisqué, comment envisager la représentation du corps ? Comment sculpter un corps dépossédé de ce qu’il a de plus intime ? Chez Beng-Thi, la terre cuite qui constitue les sculptures de corps élimine la chair, elle la réfute. Elle destine la chair à la ruine qui est aussi perte de l’image corporelle, de l’idée d’un corps animé et singularisé par une personnalité. Dans Les bouts de bois hurlants, le corps est une amphore posée sur un socle, exposé comme sur un marché aux esclaves. Beng-Thi rejoue ainsi la tragédie des existences volées par des modes d’administration iniques. Dans Les bouts de bois hurlants comme au sein de l’installation Territoire d’initiation, le sculpteur accorde de l’importance à l’idée de construction : du corps-demeure qui tombe en ruine jusqu’à l’architecture en fibres végétales en passant par le tombeau artisanal Arrachement Carg. C12, dans lequel le corps se fond, le point de vue évolue. Mais le corps existe toujours comme partie d’une construction globale. Est-ce une manière supplémentaire de l’objectiver et de l’inscrire, comme un produit, dans l’ordre des fabrications humaines ? Sans doute. Le corps esclave serait devenu une invention, un fantasme de colon, un outil pour fabriquer le monde, également. Il est le médium d’une action qui ne lui appartient pas. Chez Beng-Thi, les dimensions du corps sont aussi morcelées : ici, des têtes à même le sol, rêveuses ; là, des visages qui restent bien plantés sur un corps qui pourtant n’en est pas un (tronc vertical ou construction en ruine), jamais la possibilité d’un ancrage de l’imaginaire et de la raison dans la motricité du corps, ne semble vraiment possible. En outre chez Beng-Thi, le corps peut être contenu par des liens (Les bouts de bois hurlants), comme si la société de l’époque et même celle d’aujourd’hui se méfiaient des potentiels de soulèvement des individus.

ESPACE CASTRATEUR

Les corps, leur unité et leur mouvement sont empêchés par la conformation même des sculptures. Mais c’est aussi leur inscription dans l’espace qui les prive parfois de leur potentiel d’action. Pour Beng-Thi, le corps de l’esclave a été pris au piège. Il a été transporté et projeté dans des espaces nouveaux qu’il ne s’appropriera pas. Les modalités d’existence qui lui sont imposées l’en empêcheront. « Utilisé pour une économie, mais aussi surveillé par l’Église4  », selon l’artiste, le corps-esclave ne s’épanouit pas et ne s’imprègne pas de l’espace dans lequel il vit. Au contraire, il est employé pour « l’exploitation des espaces qui appartiennent à la France5  », toujours en marge et en décalage par rapport à la possibilité d’habiter l’espace, de rêver en lui, de produire en lui pour s’y reconnaître. Prendre le territoire, faire fructifier l’espace par la médiation de l’autre, poser le corps de l’esclave et l’espace l’un contre l’autre, telle aurait été la volonté de l’administration de l’époque esclavagiste.

Dans l’espace qu’ils occupent, les corps de Beng-Thi sont contraints au sein même de leur mouvement. Dans des sculptures – à l’exemple d’Arrachement Carg. C12 (des cadavres sont déposés dans une structure en fibres végétales) ou Territoire d’abolition liberté pour bois d’ébène⁹ (dans cette dernière œuvre les corps en céramique, nus, sont amassés dans une cave souterraine ouverte, en forme de coque de bateau) – les corps sont souvent rassemblés, comme pour signifier leur mise en esclavage prochaine, leur transport inique sur les eaux, voire leur mise à mort : quand on rassemble les corps, on les prépare au pire. Et quand de surcroît on les désassemble et les démembre, on les assigne au pire. Dans Torn Torn et ses têtes en terre cuite posées sur le sol, des têtes à qui l’on a supprimé la possibilité de mettre un corps en mouvement, le rassemblement constitue une fatalité, celle de l’action impossible, de l’impuissance des têtes qui demeurent malgré la disparition du corps et semblent assister au spectacle de leur propre disparition. Même la capacité pour les corps d’être affectés, comme préalable à l’action, semble être perdue.

Territoire d’abolition : Liberté pour bois d’ébène, 1998
Installation, terre cuite, faïence, oxyde, or, acier, verre, lumière, inscriptions, 100 x 280 x 60 cm.
Mairie de Petite île, La Réunion.

ACTIONS DE LA MATIÈRE

Est-ce finalement la matière qui remédie à l’impuissance des corps, ou du moins prend le relais de leurs actions avortées ? C’est à travers la matière que Beng-Thi se met à la recherche du corps, de ses contours ravagés, de son enveloppe vidée de même que de ses potentiels de soulèvement. Pour ce, il se laisse inspirer par la terre et les actions, qu’à travers une main d’artiste, elle peut engager. Ces actions portent essentiellement sur des formes et des agencements, tout en débordant par leur force symbolique, sur l’histoire des corps que le sculpteur explore. La terre serait déjà riche de cette histoire que Beng-Thi a intellectuellement et intuitivement parcourue. L’artiste affirme ne pas faire de plans ni de dessins préalables à ses sculptures. Il se laisse guider par les différents contacts de son corps avec la terre cuite et les matières qu’il emploie, la fibre végétale ou encore le nylon. Dans Territoire d’initiation, la force de la confrontation de l’artiste à sa matière a laissé au sol, de la poussière. Cette poussière émane aussi de l’érection commune et mélangée de certains éléments (terre, fibre végétale). La sculpture qui prend forme est ainsi comme en croissance et dépose ses déchets.
Nous assistons à une éruption de formes. Ces formes sont à la fois spontanées (l’artiste ne les anticipe pas et se laisse guider par son inspiration) et maîtrisées (de par la géométrie de l’ensemble) : il s’agit de troncs ou de verges, selon l’interprétation qu’on en fera, surmontés de visages. Et puis au-dessus, se dresse un quadrillage de fibres végétales séchées, érigé par la main du sculpteur. La matière s’en donne à cœur joie en variant les formes, en les achevant parfaitement (les visages) ou en les laissant en suspens (troncs aux épaisseurs un peu inégales sur lesquels ils sont posés). Et les mystères de l’énergie commencent, pour penser avec Bachelard. « Nous sommes dès lors des êtres réveillés. Le marteau ou la truelle en main, nous ne sommes plus seuls, nous avons un adversaire, nous avons quelque chose à faire6  ». Voyons la matière élémentaire, avec Gaston Bachelard, comme une condensation d’images et de forces. Les significations qu’elle amène sont à la fois multiples et inachevées.

La matière réinvente le monde et décline de nouveaux possibles. Elle livre sa version des faits, comme si elle contenait en elle un inconscient historique. Elle agit selon des principes qui lui sont propres et nous dépassent. Elle est aussi dotée d’un élan inépuisable. Selon Bachelard, elle est énergie, force et volonté. C’est elle qui crée la possibilité des formes dans son action conjointe avec le sculpteur. Beng-Thi le sait et compte sur elle pour relancer l’agir des corps. Il sait qu’il n’impose rien à la matière qu’il travaille, mais qu’il accompagne plutôt son surgissement, qu’il va sonder ses profondeurs pour laisser apparaître des configurations nouvelles.

Territoire d’initiation - La pyramide aux esprits, 1999
Installation, terre cuite, bambou, fibres végétales, lumière, 150 x 150 x 250 cm.
Photographie © Agnès Rodier

II- SOULÈVEMENT : LE PASSAGE À L’ACTION

Et si la matière et le sculpteur agissaient de conserve, pour libérer les corps ? Est-ce possible, en comprimant le corps dans une matrice de terre cuite, de lui restituer sa capacité d’action, de lui restituer la puissance qui selon Aristote est le principe du mouvement et du changement ?7 . Ce qui est singulier chez le sculpteur Beng-Thi est qu’il pense et informe les modalités d’un passage à l’action pour ses corps. Ces modalités tiennent autant aux forces de la matière qu’à un certain rapport à l’espace. Nous considérons le passage à l’action comme un moment d’ambiguïté, entre la paralysie et la libération d’un élan. La force contenue dans ce moment nodal est alors susceptible de mener à une action radicale.

PRÉPARER L’ACTION PAR LA VERTICALITÉ

L’un des drames du corps, sans cesse rejoué par Beng-Thi dans ses sculptures, est son aspiration contrariée à la verticalité. Dans Arrachement Carg. C/2, les corps sont couchés. Dans Les bouts de bois hurlants, ils sont debout, mais s’effondrent sur eux-mêmes. Est-ce une fatalité plus qu’un hommage aux destins meurtris ?

La verticalité est par définition cette station d’un corps qui s’impose dans l’existence, se tient debout et avance malgré l’adversité. La temporalité de la verticalité n’est pas celle du travail de la terre qui oblige le corps à se courber. Pensons-la comme une expression de l’instant dans la posture de l’homme qui jouit des fruits de son travail et qui, dans un élan de liberté, se prépare à créer de nouveaux possibles. La verticalité peut être associée à la notion de fierté et il va sans dire qu’elle est socialement valorisée. Gageons que les qualités qui l’accompagnent font partie des repères socialement partagés. Cette posture est droite, haute et véhicule l’idée que l’on possède les ressources permettant, à un moment donné, de se dégager du travail de la terre. Elle rend possible une action véritable que l’on accomplit par et pour soi. Par son activité même de sculpteur et ses gestes, Beng-Thi se courbe et brise dans son propre corps la posture verticale. Il brise cette posture dans ses sculptures, mais certaines d’entre elles y échappent. À ces dernières, l’artiste a imprimé de la verticalité, a remis le corps debout : les corps ont voyagé à l’horizontale, pendant l’esclavage, l’engagisme, et peut-être après. L’artiste leur restitue une droiture. Il les rédime et les fait échapper à leur condition de marchandises ou d’outils de production. On pourra remarquer d’ailleurs, au sein de sculptures comme Jingada, que les corps ne sont pas mobiles ni en possession de leurs membres. Ils existent comme quelque chose de massif, d’inutilisable. Ni sujets ni objets, ils inscrivent une faille dans l’idée de ce que peut être un corps. Et c’est cette faille qui les sauve peut-être en leur permettant d’exister autrement, sans finalité évidente, mais dans la fierté d’une posture verticale. Dans l’œuvre Territoire d’initiation, les corps sont aussi debout. Ce sont des corps­ racines qui supportent une structure en fibres végétales. Ils portent un monde qui dépend d’eux. Leur verticalité est la source d’une action fondatrice.

La verticalité est aussi à entendre comme l’élan de l’individu dans son ensemble, un mouvement global de l’être vers la liberté. C’est le dynamisme de l’être qui pense et rêve, se met à conquérir et habiter son espace, se soulève en quittant ses habits d’impuissance, qui est ferment de verticalité.

Arrachement Carg. C12, 1993
Installation, terre cuite, fibres végétales, rotang, bois, 210 x 180 x 250 cm. 
Photographie © Jacques Kuyten
Jingada, 1991
Installation, terre cuite engobée, rotang, bois, vacao, raphia, chrome, 300 x 170 x 80 cm.
Photographie ©Jacques Kuyten

LA QUÊTE DU GESTE LIBÉRATEUR

Le soulèvement s’affirme comme geste pour Georges Didi-Huberman, et à travers ce geste, chaque corps s’exprime de tous ses membres8 . La verticalité qui prépare à l’action serait­-elle valable sans la possibilité du geste ?

Le rapport du sculpteur Beng-Thi au geste est ambigu. Le plus souvent, le geste apparaît comme empêché. Sans doute est-ce pour lui permettre d’éclore de la manière la plus juste possible. Le geste et la promesse de libération qu’il contient, n’est-ce pas ce que pourrait viser l’image d’art, au-delà des compressions subies par l’individu ? Nous pouvons penser le geste comme un nœud d’interactions entre l’intention et l’action, entre le corps et l’esprit, comme une manifestation de la liberté individuelle qui vient rompre l’ordre des évènements, pour imposer un sens, une direction nouvelle. Selon le philosophe Gorgio Abamgen « toujours, en toute image, est à l’œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu’il faut exorciser ; et c’est comme si de toute l’histoire de l’art s’élevait un appel muet à rendre l’image à la liberté du geste. Les légendaires statues grecques qui rompent leurs entraves pour commencer à se mouvoir ne veulent pas dire autre chose9  ». Chez Beng-Thi, c’est la puissance paralysante qui semble être nourrie et perpétuée, lorsqu’il s’agit de serrer les corps ou de les faire disparaître au profit des seules têtes, comme dans Torn Torn. Dans Les bouts de bois hurlants, le corps est en voie d’effritement. La métaphore du bâtiment en ruine est manifeste. Le mouvement s’effondre avec le corps, immobilisé dans une forme rectangulaire et ligoté. Ce mouvement a-t-il été esquissé pour être interrompu ou est-il rendu impossible à la base ?

Quoi qu’il en soit, Les bouts de bois hurlants peuvent se lire comme la manifestation du geste empêché : effacement, perte de la possibilité même du geste comme affirmation de soi et de sa liberté. Mais le mouvement est tout de même cultivé à travers d’autres mises en scène où les corps sont rassemblés et disposés en formation militaire, dans une impression de marche en avant, comme dans Au fil de la mémoire. La marche plutôt que le geste, est-ce cela que choisit Beng-Thi ? Le geste semble sacrifié dans nombre de sculptures de l’artiste. Serait-ce pour signifier l’impuissance des anciens esclaves et colonisés, cette forme de détresse physique et morale qu’ils ont vécue et que l’histoire officielle n’a pas retenue ? Certainement. Beng-Thi tient à présenter la souffrance et la paralysie subies par ces hommes et ces femmes. Peut-être cherche-t-il aussi le geste juste qui pourrait les rédimer, de la manière même dont il traque le corps manquant.

Beng-Thi se met en quête du geste juste en débusquant les gestes faux, attendus ou imposés, hétéronomes. Par sa démarche plastique, il brise les gestes en purgeant les corps (morts ou ligotés) de leur motricité. Peut-être viendront ensuite des gestes paradoxaux porteurs de sens, qui seront perceptibles au-delà de l’immobilité des corps, comme la marche ou le rêve. Ces gestes sont des intentions globales de l’être, véhiculés par son corps, à la limite même de la notion de gestes, car ils ne sont plus exécutés par le haut du corps ou la tête. Ils proviennent du sujet dans son ensemble.

Au fil de la mémoire, 1991
Installation, 30 personnages en terre cuite, fibres végétales, fils de nylon, sable, dimensions variables. 
Photographie © Jacques Kuyten
Torn torn, 1995
Installation, vétiver, terre cuite, cheveux, bois, polystyrène, largeur 80 cm, diamètre 46 cm.
Photographie © Alain Lauret

Prenons l’exemple de Torn Torn et ses têtes en terre cuite posées sur le sol. Ces têtes ont été réifiées par leur désolidarisation du corps, « décorporées » et rendues impuissantes. Mais elles sont là, présentes et constituent une force potentielle, la force du groupe et des mémoires rassemblées. Leur disposition graphique en forme de point d’interrogation signale leur cheminement et leur échappement à la cécité du destin. Elles se questionnent et nous questionnent, exécutant une danse immobile, un ensemble de gestes figés et comme en projet. Car la danse aussi est geste. « Elle exhibe une médialité, à rendre visible un moyen comme tel » explique Giorgio Agamben dans ses Notes sur le geste10 . La danse pourrait être pensée en ce sens non comme une suite de gestes harmonieux et chorégraphiés, fusionnés en un geste unique dessiné par l’harmonie des formes, leur disposition et le rythme qu’elles créent. Entre les corps qui dansent se communique un désir d’agir hors temps et hors lieu, une potentialité d’existence et de rêve, la possibilité d’être libre sans finalité précise à atteindre.

C’est finalement entre l’immobilité et l’impression d’un mouvement global du corps, entre la fatalité écrasante et la possibilité d’un échappement, que le sculpteur navigue. C’est peut­ être là que réside la possibilité du geste libérateur. Ainsi, dans une œuvre comme Kalba-Pangu, sculpture d’un corps en terre cuite enserré dans des fibres végétales et soutenu par des tuteurs en bois, le mouvement d’échappement se dessine de manière singulière : plié en deux, la tête vers le sol, l’homme souffle en direction d’une pierre de volcan. L’air qui émane de sa cage thoracique est matérialisé par un fil de nylon. Néanmoins, le corps de l’homme est pris jusqu’à la taille, dans de la natte tressée. Son buste est ligoté et tenu droit grâce à des tuteurs en bois. Contraint dans sa motricité, il s’émancipe en visant non la verticalité d’une fierté toute sociale, non la linéarité de la fuite, mais une posture bien différente : un angle fermé qui lui permet de s’évader par le sol, une posture a priori soumise qui lui permet de voyager dans les méandres de la matière. La révolte à l’œuvre chez cet homme s’appuie alors sur l’inventivité du corps contraint. Ce corps va saisir dans une verticalité inversée, tête vers le sol, la chance de sa libération.

Dans son installation Dream in Africa, l’artiste joue plus franchement de la verticalité inversée, puisqu’il matérialise un homme en terre cuite et fibres végétales, pendu par les pieds. La verticalité inversée devient une liberté par la matrice du rêve. Malgré les contraintes qui s’exercent sur son organisme, le sujet parvient à réaliser un geste libérateur bien que paradoxal. Il s’échappe, non en se défaisant de ses liens, mais en s’y soumettant. Il réinvente ainsi son rapport à l’espace et fait du sol un lieu d’investigation possible.

Dream in Africa, 1995
Installation, fibres végétales, terre cuite, cornes, pierre sable, lumière, 600 x 200 x 200 cm.
Collection musée d’art moderne de Windhoek
Photographie © Marcus Welss
Kalba pangu, 1991
Installation, fibres végétales, pierres volcaniques, charbon, cendres, fil de nylon, 500 x 240 x 160 cm.
Photographie © Jacques Kuyten

DES ESPACES DU SOULÈVEMENT

C’est quand les corps s’approprient ses lignes que l’espace les aide à déployer leur puissance d’agir. Le fait d’être disposés de manière symétrique et dynamique, en ligne progressive dans l’espace, confère aux corps une force. Est-ce cela l’espace du soulèvement, un lieu qui devient territoire par la manière dont chaque corps l’habite, le structure et se liant aux autres corps, lui confère densité et élan ? Sans doute. Les corps de Beng-Thi entrent en scène dans des espaces et s’assemblent selon des logiques plus ou moins chorégraphiées : un sacrifice, une révolte, une fuite, à l’instar des corps de Territoire d’initiation qui forment un carré et s’assemblent dans une parfaite géométrie. À la fois contraints par un champ réduit et libres de le structurer à leur image et de rêver son extension (la structure quadrillée qui les surplombent), ils dilatent cet espace et le projettent vers le haut, dans une verticalité libératrice. Le corps investit l’espace qu’il transforme et cet espace contribue à le libérer. Ou pas. Les bouts de bois hurlants renoncent à l’action dans la douleur quand ceux du Territoire d’initiation semblent pouvoir s’en sortir, voire émerger en tant qu’entités conscientes.

Beng-Thi crée aussi des espaces purs de la révolte, des espaces contraignants qui promettent malgré tout la liberté, pour ceux qui s’y inscriraient. Ce sont des espaces sans corps, comme celui de l’œuvre 11  : il s’agit d’un lieu où le sable de charbon remplace les âmes, un espace carré comme la maîtrise que le social exerce sur les organismes, un espace étroit et fermé qui n’offrirait que peu d’angles de sortie aux hommes qui s’y trouveraient. Dans cette Lémurie, les corps peuvent s’amasser ou être amassés. Ils sont susceptibles de faire corps et de tourner la contrainte à leur avantage. Ce champ pur de la révolte apparaît ainsi comme le lieu où le rassemblement est rendu possible, voire impératif. Se soulever, c’est créer un mouvement collectif dans le rassemblement, explique Judith Butler dans Soulèvements 12 . On ne se lève pas seul.

Beng-Thi nous montre ainsi que l’espace de la révolte consacre l’importance du sol, un sol constitué de matière fluide, comme le sable de Lémurie, ou plus dure et sèche. Dans Lémurie, un monticule de sable occupe l’espace libre et devient matière d’un rêve. Ce sable est celui d’un continent mythique où les hommes étaient fiers et libres, à l’égal des dieux. Le sable de l’œuvre renvoie à ce mythe et laisse planer l’idée de la possible reconstruction d’un monde. La liberté vient du sol et des souvenirs qu’il contient, de ses promesses aussi. La révolte consisterait à sonder ce sol pour le transformer en œuvre gigantesque. Le rapport à une matière que l’on sonde peut alors remplacer l’appropriation mécanique des espaces. Les valeurs et les rapports de force entre le colon et l’esclave sont inversés : celui qui rêve et comprend son environnement est promis à une rédemption.

Lémurie, 2000
Installation, déchets de charbon, lumière, fumée, 800 x 400 x 300 cm.
Photographie © G. Romero

CONCLUSION

Le corps de Beng-Thi est à la fois perdu, contraint et en marche vers un soulèvement sans précédent. La tension introduite par la dialectique entre paralysie et mouvement en atteste. Mais tout peut basculer. Les corps sont encore susceptibles de s’effondrer sur eux-mêmes et de perdre cette possibilité du passage à l’action. D’où peut-être une autre modalité du travail du sculpteur : faire disparaître le corps humain pour ne garder que le mouvement, celui d’une action réelle qui s’inscrira dans le présent. Cette modalité se ressent dans Ligne bleue, une grande roue du destin posée au volcan et son intérieur de fibres végétales. Ces fibres s’assemblent en bottes jusqu’à apparaître comme des troncs amassés. Des corps peut-être. Les formes-corps font corps et représentent une force, tout en étant oubliées comme individus. L’action est-elle liée à un corps défini, ne traverse-t-elle pas tous les corps comme force illimitée que l’on peut épouser ? Chez Beng-Thi, la réponse n’est pas donnée, mais la question se pose. Il faut rappeler que Ligne bleue a été réalisée en 1996, après Les bouts de bois hurlants, mais avant Territoire d’initiation. Peut-être le mouvement pur de Ligne bleue a-t-il permis de libérer les corps d’après. L’artiste avoue aujourd’hui poursuivre un dessein : appréhender le corps de l’intérieur, par sa motricité ressentie pour le défaire, une fois pour toutes, des entraves qui limitent son action. Peut-on inscrire Beng-Thi dans la droite ligne de Giacometti et de son homme qui marche, haute figure aux longues jambes ? Concernant le rapport des artistes à une matière vibrante et tourmentée, le rapprochement est possible. Notons néanmoins que les hommes de Beng-Thi, bien qu’ils avancent ensemble, ne marchent pas véritablement. Leurs membres ne sont pas déliés. On est chez Beng-Thi, juste en deçà de la libération, dans les souterrains du soulèvement.

  1. Georges Didi-Huberman, Soulèvements, Paris, Gallimard/Jeu de Paume, 2016
  2. Georges Didi-Huberman, « Par les désirs Fragments de ce qui nous soulève », ibid., p 310
  3. Entretien avec Jack Beng-Thi à son atelier au Port, avril 2017
  4. Entretien avec Jack Beng-Thi, ibid.
  5. Entretien Jack Beng-Thi, ibid.
  6. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1948, 5è impression, p.7
  7. « La puissance fut autrefois définie par Aristote comme “le principe du mouvement ou du changement en toutes choses “, écrit Georges Didi-Huberman in Soulèvements, op. cit., p.311
  8. Georges Didi-Huberman, Soulèvements, op. cit., p.117
  9. Giorgio Agamben, Notes sur le geste, trad. D. Loayza. http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/04/giorgioagamben-notes­
    sur-le-geste. Ce texte a été initialement publié en 1991 dans le numéro 1 de la revue Trafic, hiver 1991, pp. 33-34.
  10. Giorgio Agamben, Notes sur le geste, op. cit.
  11. La Lémurie ou Lemuria est un continent hypothétique situé dans l’océan Indien, un continent originel qui aurait abrité l’Humanité à ses débuts. C’est Jule Hermann, homme politique et écrivain réunionnais (18451924) qui est à l’origine de la création de ce mythe.
  12. Judith Butler, « Soulèvements » … in Soulèvements, op. cil., p. 28.