Du cœur au don : l'art de Migline Paroumanou

Par Chris Cyrille

2024

Cicatriser des violences de l’histoire, c’est parfois reprendre et réinventer des rites, d’anciens gestes presque oubliés qui sont comme des sables dans le tourbillon des eaux : simples traces qui relient pourtant. C’est ce que l’on comprend lorsque — en critique, en visiteur·euse ou spectateur·ice — nous fréquentons le travail de Migline Paroumanou, où sont racontées des histoires d’exil, de traumatisme et de cicatrisation.

Le premier exil fut de transplantation, c’est l’arrachement à la terre et au continent, c’est La porte du retour (2012) que réalisa Paroumanou à Gorée, sculpture gardant la mémoire de la traite négrière et des ancêtres disséminé·es dans les eaux. Mais ce n’est pas la seule histoire d’exil dont parle l’artiste. Elle évoque aussi le transbordement des communautés malgaches à l’île de La Réunion, en particulier des mères qui en ont gardé d’anciennes traces, comme on le voit dans l’installation À nos mères malgaches (2017). Dans Présence immaculée (2020), Migline Paroumanou réalisa un marlé en porcelaine, collier de fleurs que l’on donne aux jeunes marié·es dans les mariages tamouls. Mais les fleurs ici sont adressées aux ancêtres, à une présence indienne dont la mémoire est faite de traces et de fragments qu’il s’agit de relever en poétesse, ce qu’est Migline qui, outre la sculpture et l’installation, a une pratique de la poésie où s’inventent les mémoires délivrées.

À nos mères malgaches, 2017
Installation, bois (eucalyptus, bambou, ravenale), drapeau malgache, végétaux, 3 m x 3 m.
Présence immaculée, 2020
Biscuit de porcelaine, 130 x 90 cm.
Photographies © DR

Après l’exil (qui n’en finit jamais de hanter), que reste-t-il à part des gestes, comme dans l’installation Legacy (2018), dans laquelle l’artiste dispose des objets en offrande à ce qu’elle nomme l’invisible ? Cette disposition sera reprise dans l’œuvre Un autre monde (2021), où plusieurs noix de coco en porcelaine et rompues, dans lesquelles baignent des fleurs ou une eau bleutée, sont posées au sol. D’après ce que l’artiste me raconta (à moi le critique, le témoin, celui qui relaie et partage avec vous ce texte), cette pièce résulte d’une forme d’accident et représente le caractère fractal de l’archipel, la multiplicité des îles dont l’histoire fut une suite de massacres, de migrations mais aussi de soleils inventés.

Comment, pour l’artiste, raconter tout cela qui continue de hanter la terre ainsi que les corps : les violences non reconnues, les mémoires encore empêchées, les résistances auxquelles nous opposons une résistance ? Migline Paroumanou a souvenir des grands marronnages à La Réunion, des hauteurs crépues où plus d’un·e se réfugia, de la révolte de Saint-Leu en 1811 qui dura du 5 au 8 novembre et où l’on décapita plusieurs marrons après qu’ils eurent été capturés. L’artiste se souvient des grands noms qui, malgré les oublis forcés et les mémoires étouffées, ont résisté, comme cette Simangavole. Comment faire œuvre de mémoire dans un territoire où la colonialité reste encore si présente ? Peut-être en allant vers ce qui lie et relie, comme dans l’installation An bourzon maron (2021) réalisée en France à l’île de Vassivière et où l’artiste posa plusieurs têtes au bout de branches, comme des bourgeons, et ce en référence à la révolte de Saint-Leu. Au bout, l’artiste a noué plusieurs foulards de plusieurs couleurs, comme un signe de liberté au-delà de l’horreur.

Legacy, 2018
Installation, 7 plateaux de porcelaine et biscuit de porcelaine, dimensions variables.
Photographies © DR
An bourzon maron, 2021
Intervention in situ, grès, porcelaine, ruban, accompagnée d’une performance filmée.
Photographies © Gaëlle Deleflie

Toute l’œuvre de Migline Paroumanou depuis La porte du retour (2012) et même avant est une poétique du soin : celui de la terre, des corps et des esprits. C’est probablement le cœur de son art, cette pratique où l’autre est toujours invoqué·e au bout d’une paume, comme dans l’œuvre Le chemin vers toi (2022) que l’artiste réalisa au marché de manioc de Volo-Volo à Moroni aux Comores, performance où elle se mit dans la peau d’une masseuse et où la paume devint une rencontre ainsi qu’un mode de connaissance de l’autre. Et puis il y a la danse, comme une manière d’ôter les marquages sur les corps, les textes et lois qui s’abattent sur la peau, les violences de genre et de race qui s’impriment sur l’épiderme et dans les organes ; il y a cette fuite, ce tourbillonné des membres pour défaire leur alignement comme dans la performance Sans titre (2019), que l’artiste réalisa à La Friche. Dernièrement, elle m’a confié son envie de poursuivre cette voie, de poursuivre cette rencontre avec l’autre, de ne jamais le·la perdre de vue et de ne cesser de se déplacer, comme dans cette dernière performance Anfleuri ankor qu’elle réalisa au Japon dans le cadre de l’exposition « Gewalt » curatée en 2024 par Alexandre Taalba, et où elle retraça l’histoire de la migration indienne à La Réunion à travers l’exemple de la canne à sucre et sa résonance avec sa production à Okinawa. Dans cette performance, il s’agit de renaître en fleur, à l’image de son installation à Vassivière.

À la fin (ou au commencement), pouvons-nous vraiment nous soigner de nos blessures ? Pour Paroumanou, la réponse est oui. Le passé hante toujours, mais le futur aussi. Les traumas restent, même sous forme de traces. Mais la paume, messagère du cœur, est ce don que parfois nous n’attendions pas. Un don sans dette, et qui garde, ouverte, la possibilité infinie de l’Autre.

La porte du retour, 2012
Installation, bois, 3,5 x 3 m.
Le chemin vers toi, 2022
Performance au marché au manioc de Volo Volo, Moroni, Comores.
Photographies © Ali Ahmed Mahamoud