Playback et créolité kwir

Par Thomas Conchou
Bourse d’écriture TextWork, Fondation Pernod Ricard

Extrait d'essai

2022

Bloom, 2021
Série Majik Kwir. Avec Ugo Woatzi. Série de 7 tirages numériques (3 ex), 20 x 30 cm.

Brandon Gercara développe depuis plusieurs années une pratique de lip sync (synchronisation labiale) empruntée aux spectacles drag. Dans ses performances filmées, iel rejoue des discours de théorie critique de femmes chercheuses racisées qui travaillent au croisement des études postcoloniales, féministes et queer. Cette pratique s’accompagne d’un travail d’« impersonation » dans lequel l’élément de camp devient la ressemblance avec un personnage public – dont les apparitions n’impliquent pas de tenues scéniques ou de costumes particuliers mais une manière distinctive de s’habiller ou d’apparaître. En empruntant leur voix, leurs attitudes et leurs looks à de célèbres autrices, Brandon Gercara produit une forme de drag politique qui met en jeu le travail de la théorie. Dans l’œuvre Lip sync de la pensée (2020), l’artiste apparaît sur une scène de cabaret installée au bord de l’océan, sur l’île de La Réunion, dont iel est originel et où iel vit. Composé de discours d’Asma Lamrabet, Françoise Vergès et Elsa Dorlin, le film voit l’artiste transiter avec aisance d’une voix à l’autre, d’une posture à l’autre, tout en produisant un lip sync qui va puiser chez les dites autrices des interventions puissantes sur la colonialité, le genre, l’islamophobie et les oppressions systémiques.

Pour sa nouvelle œuvre Le Playback de la pensée kwir (2022), l’artiste et activiste devient le/la locuteur·trice organique de son travail. Composée d’une installation, d’un texte lu, d’un costume et d’une photographie issue de la série « Majik Kwir » (2021) réalisée en collaboration avec l’artiste visuel Ugo Woatzi, l’activation de l’œuvre donne à son tour lieu à un film tourné sur les hauteurs du piton de la Fournaise. Brandon Gercara y récite un texte rédigé pour la première édition de la marche des visibilités LGBTQIA+ réunionnaise, dont iel fut à l’initiative en mai 2021. Dans ce discours poignant, iel s’adresse aux créoles de l’île de La Réunion et rapproche la grande diversité des origines culturelles réunionnaises de la multitude des identités queer. Le métissage réunionnais, à la fois réalité historique et argument de marketing politique cachant les immenses disparités économiques et sociales qui accablent l’île, y devient l’un des éléments constitutifs d’une créolité kwir.

Dans sa version filmée, Le Playback de la pensée kwir présente Brandon Gercara debout sur une scène recouverte de strass rouges et ornée de coulées de lave en train de déclamer son texte. L’artiste, cette fois-ci, porte un costume complet constitué d’une cape réalisée par le designer Ismael Moussadjee, d’un bikini reprenant les mêmes strass que la scène, d’une perruque d’un rouge profond et de faux ongles ornés de cristaux d’olivine, que l’on extrait des coulées de basalte. Sur ses bottes, des morceaux de lave refroidie se sont agglomérés. En s’installant sur les sommets du volcan, présence éternelle et sacrée de l’île de La Réunion, iel vient puiser dans les images de la lave et du feu la puissance du piton et de ses éruptions. Plus encore, en habitant un paysage lunaire, strié de coulées de lave et de fumées, l’artiste inscrit son corps et ses revendications dans l’immensité du temps géologique. Imprévisible et implacable, les explosions du volcan imposent leur propre tempo aux habitant·es de l’île. À rebours d’une horloge, celui-ci ne calcule ou ne rationalise rien mais bouleverse tout et rappelle aux Réunionnais·es leur coprésence avec un écosystème marqué par l’activité volcanique. En arrimant la revendication d’une « queerité » créole aux manifestations du volcan, ses coulées magnifiques et sa capacité de destruction-création, Brandon Gercara lie la présence des personnes queer à La Réunion avec l’histoire de la terre. Son texte l’exprime avec détermination :

On refaçonne notre territoire avec notre propre lave.
Une nouvelle peau, un sol encore chaud.
On fait de la place pour nous-mêmes.
On brûle pour s’hybrider avec notre roche.
On teint le ciel aux couleurs du feu.

Nous sommes La Réunion, la terre,
Les cascades dans les périodes de cyclones,
Le sang du volcan qui se cogne sur les vagues de la mer.

Nous sommes les kréol kwir.

En s’inscrivant dans l’irrévocabilité du temps géologique et en exprimant la diversité culturelle et d’identité de genre réunionnaise à travers les mêmes termes, Brandon Gercara revendique une compréhension historique des existences queer. Son texte aborde aussi l’héritage commun du passé colonial, de l’esclavage et des plantations et dresse un parallèle entre l’histoire effacée des vies esclaves et celles des vies queer. Dans Out of Time: The Queer Politics of Postcoloniality, paru en 2020, Rahul Rao aborde la mémoire dans sa qualité hantée (haunting) qui comprend « la constellation des connections qui chargent le temps présent des dettes du passé1  ». Pour Kora Keeling, dans l’ouvrage Queer Times, Black Futures, paru en 2019, les « vestiges queer » sont des forces génératives et déterritorialisantes2 permettant de construire un futur qui fait dissidence du présent. Les créoles queer de Brandon Gercara portent l’héritage de l’esclavage, de la colonialité, d’une histoire passée sous silence et puisent dans ces appartenances à travers le temps la force de leurs revendications présentes : iels réclament leur propre émancipation.


Thomas Conchou
Lauréat de la première Bourse d’écriture TextWork

Cet extrait de texte provient d’un essai par Thomas Conchou, Folles / Pendules ! Pratiques artistiques queer et chronopolitiques initialement publié dans le cadre de la Bourse d’écriture TextWork de la Fondation Pernod Ricard en octobre 2022. TextWork est un programme éditorial de la Fondation Pernod Ricard, conçu avec le soutien du Ministère de la Culture.

Lire l’essai complet sur le site de la Fondation Pernod Ricard en français ou en anglais

  1. Rahul Rao, Out of Time: The Queer Politics of Postcoloniality, OUP USA, 2020, p. 23 (traduit par l’auteur).
  2. Kora Keeling, Queer Times, Black Futures, New York University Press, 2019, p. 16.