Gorée - Atlantique, 2012
Une si puissante source de liberté

Île de Gorée, Sénégal.
Scénographie Michel Leveau
Production Musée Dapper Paris








« (…) Nilo Palenzuela : À partir de 2010, il y a un tournant dans vos installations, surtout à partir du moment où vous réalisez la rétrospective Cartographies de la mémoire. Depuis les « demeures » se succèdent et changent de sens : île Gorée au Sénégal, en 2012 ; Césairium, en 2013, là-bas à Saint-Pierre, sous le volcan de la Martinique…
Jack Beng-Thi : Toutes ces interventions sont différentes. Toutes comportent des matériaux de l’île et du lieu où ils se trouvent, bambou, fibres végétales, arbres du pays, terre. Pour toutes, je compte sur la collaboration des gens du lieu, des hameaux ou des villages. Cette collaboration est très importante pour moi. Dans certaines installations, la musique est très présente ; les rituels aussi, les croyances. À Gorée ou en Martinique, on lit et on écoute en plus des poèmes de Léopold Sédar Senghor ou d’Aimé Césaire, les grands précurseurs de la négritude, les mêmes qui ont adopté à partir des années 40 un langage avant-gardiste très contemporain. Tout ceci est également un dialogue avec les racines africaines de La Réunion. Mais les gens peuvent également entrer dans les espaces, habiter là-bas comme ils l’entendent, très libres. Le corps s’ouvre dans chacune de ces demeures et possède une dimension universelle. En Chine, cette intervention est très spatiale, c’est presque un vide où apparaissent des tissus et des écrits. C’est le Territoire de Yunnan : mélodie pour nuages et ciel. Mon travail s’intègre dans le territoire.
NP : Je pense, par exemple, que vous faites quelque chose de différent de Boltanski, qui parle parfois de mémoire, mais qui nous transporte sur les sites où il se rend, en Argentine, en Espagne, en Allemagne, avec des propositions, des images, des tissus similaires, des photos plus ou moins sinistres.
JBT : Oui, c’est différent. Lorsque j’ai reçu, en 2011, l’invitation du Musée Dapper de Paris, le musée d’art africain ancien, pour intervenir à Gorée, sur l’île sénégalaise, d’où on envoyait les esclaves en Amérique, j’ai accepté et entamé un processus de connaissance. J’ai essayé de comprendre l’esprit du lieu au travers de ceux qui y vivaient, écrivaient ou créaient leur musique. J’ai utilisé de longs troncs de jeunes eucalyptus. Nous sommes allés les chercher à Saloum, dans le Sénégal continental, et nous les avons apportés sur la plage de Gorée. La forêt est peuplée de vie pour les Africains. Alors, peu à peu, nous avons noué les troncs et nous avons laissé à l’intérieur de la pièce un couloir légèrement incurvé de 12 mètres, dans lequel il est possible de vivre. Le bleu apparaît encore ici. Une grande veine, construite avec d’autres matériaux, est placée sur la terre, et avance à l’intérieur du lieu. À travers un mécanisme électrique, j’arrive à faire en sorte que la lumière bleue se dilate et se contracte, comme un corps qui respire. Il est apparu tout de suite que la demeure était occupée par le corps. Je précise que pour moi, il n’y a pas de différence entre le corps et l’esprit. Savez-vous que le bleu est la dernière couleur qui correspond à l’âme de l’homme ? Sous la présence des matériaux végétaux, la mémoire ancestrale était là, comme les ancêtres dont parlait Senghor. (…) »
Extrait d’un entretien mené par Nilo Palenzuela en 2019.
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LE DIALOGUE DE L’ŒUVRE ET DU LIEU
« (…) Jack Beng-Thi construit patiemment un mouvement dynamique, en renouant avec le monde, franchissant les distances pour défaire les entraves coloniales toujours présentes. Tout se passe comme si, à travers ces rencontres, le retour aux origines perdues se réalisait. Sa connaissance du territoire, du continent, vient des habitants qui y vivent et qui apportent leur savoir et leurs savoirs faire à l’artiste en action. Il dépend d’eux et ils dépendent de lui. L’interdépendance ! Voilà le maître mot de la situation du sculpteur en action hors les murs de son atelier : une mise en danger ? Assurément. Une exposition physique. Dans ses performances sur la place de la Médiathèque à Port-au-Prince, prend parti pour les victimes d’une des sociétés les plus violentes, souligne la fragilité des corps exposés comme des cibles, pour guider des tireurs imaginaires mais permanents. À l’intérieur de la forêt, rampant sous un amas de branches séchées, il disparaît comme dans une matrice.
À Gorée, face à l’océan Atlantique, il montre l’effroi, à travers cette porte de départ ouverte vers un ailleurs immense, ignoré, effrayant… La véritable violence !
La visite dans le village de Sédar-Senghor, à la rencontre d’un marabout participe de sa volonté chevillée au corps d’aller au fond du pays.
Plus tard, avec les Sénégalais, il construira un abri-hutte en bois d’eucalyptus ramené de la forêt, respectant scrupuleusement la technique de ses collaborateurs. Un abri sécurisant, un refuge qui protège celui qui le parcourt. La nuit, un chemin de lumière propose un itinéraire et apporte une réponse à la longue nuit noire des millions d’Africains rendus esclaves par des commerçants banquiers des nations proclamant la déclaration universelle des droits de l’homme. Ce qui change, partout où travaille Jack Beng-Thi, c’est la part prise par les habitants des lieux de création dans la construction de l’œuvre. Dans le village d’Ambodiriana, dès lors que le projet est compris et expliqué, ce sont les Malgaches qui ont l’initiative pour la recherche des matériaux, le façonnage, la technologie de construction. Construction collective. L’artiste se place en guide actif. Les malgaches apportent leur connaissance de la matière et en indiquent les possibilités de torsion, de fatigue, de souplesse, de limite élastique, la résilience. Ils arrêtent l’artiste devant une proposition trop audacieuse en dépit de la résistance du matériau. Ils font raccourcir une portée là, en renforcer une autre ici. Le débat s’instaure par les gestes. Dans le feu de l’action, il arrive même à Jack Beng-Thi d’employer des expressions du créole réunionnais.
AVENTURIER DES LANGUES PERDUES
Lorsque Jack Beng-Thi travaille dans un pays d’où sont partis nos anciens, autant dire un pays matriciel, il se trouve, sauf en Europe, confronté à la question de la langue. À La Réunion, les langues des premiers habitants ont été interdites, sauf le français. Le long itinéraire de l’artiste est aussi une aventure dans les langues perdues. La langue éparpillée : qu’en reste-t-il dans le pays du peuplement ? Les Malgaches savent-ils que dans leur langue se trouvent de vieilles origines de la langue réunionnaise ? Sur les rives du grand fleuve Limpopo les Mozambicains parlent-ils encore la langue perdue des esclaves transplantés à la Réunion ? Cette question se posera partout : à Jaipur, la grande ville rose, à Gorée, en Namibie… les langues perdues des esclaves et celles des peuples d’Asie. Rétablir un dialogue ? Rétablir un langage sur une histoire de langue perdue à jamais ? Peut-être. Dans les bric-à-brac de l’histoire coloniale.
C’est la tâche assignée à l’œuvre connectée de Jack Beng-Thi d’un continent à l’autre, d’un peuple à l’autre, d’un artiste aux autres partout et à La Réunion. »
Antoine Minatchy
Extrait de L’itinéraire d’un connaisseur des cinq continents ou les voyages d’un artiste qui parle au monde, 2019
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