Grand bond…, 2021
Grand bond dans la gueule du tigre
Grand bond dans la gueule du tigre, 2021
Photographies, coffrets en bois laqué.
Photographies © Sébastien Fraysse










Dans le Loess1 jusqu’au nombril
« Toute approche de La Chine était du monde imaginaire ou “ fantasque ”…
On n’était pas loin, juste près de la frontière, en frère ennemi, on se frottait au géant intimidant. Cette plongée dans le monde oriental se faisait à travers la bibliothèque de mon père, une descente dans les images et les paysages de ce jaune pays au passé fabuleux mais néanmoins sanglant.
Aujourd’hui, cette sollicitation de l’esprit vient réveiller des bribes de souvenirs individuels et collectifs imprégnés de paroles inaudibles ou de brèves conversations familiales sur le pays du sud, sur la frontière belliqueuse avec le Vietnam, notre nation.
Deux espaces temps qui s’affrontent et se livrent à la découverte du paysage, des populations, des cultures, qui se formalisent dans le creuset des écoles d’art et du Centre international de la Céramique de Jingdezhen2
dans le Jiangxi… Plus au nord… dans les plaines, dans l’axe symbolique du tombeau du 1er empereur Qin Shi Huangdi, solitaire, toujours prisonnier de ses délires d’immortalité.
Cette expérience passe par l’étude des dynasties et leurs composantes culturelles, par bribes accumulées d’histoires, de témoignages et de réflexions sur le chemin vers le centre du pays, un parcours désordonné et rempli de doutes et d’incertitudes.
Ce grand cheminement en pays étranger a été grandement éclairé par les premiers arrivants, aventuriers à l’imagination rebelle, à la recherche de certaines vérités au pays des mille contes.
Indubitablement, je me repère par les écrits de Loti et ses “ derniers jours de Pékin ”, Claude Farrère, Le quadrille des mers de Chine et bien d’autres, ou du Lost horizon de James Hilton à la recherche de la cité mystique de Shangri-La, perdue dans les montagnes de l’Himalaya… relu et mis en lumière par Franck Capra dans son film Les Horizons perdus.
Ou, encore, Victor Segalen3
: Les Immémoriaux, Stèles, Peintures ; ou de Li Po4
à Hai Zi5
, jusqu’à Yang Lian6
pour qui le poème c’est “ construire une tour en commençant par le toit ”.
Dans son essai sur la Chine, Simon Leys7
nous dit que la “ fascination unique de la Chine semble s’exercer sur tous ceux qui l’abordent pourrait se comparer à l’attraction qui rapproche les sexes ”.
Alors, la réalité se mêle à la fiction dans l’étrangeté historique et les dimensions géographiques du continent.
La Chine suscite une imagerie romanesque emplie de mystère, de magie, qui du point de vue de l’occidental est “ un autre pôle de l’expérience humaine ”.
J’ai encore sous les yeux l’image du bain de Mao Tsé-toung dans l’eau du fleuve mère, le Yangzé en 1966, acte nécessaire pour un culte de la personnalité en perte de rythme.
Je me démène dans le tourbillon de cette Chine passée, présente et à venir.
Je modèle la terre blanche, millénaire kaolin tirée des entrailles du Gaolinshan.
Je retiens les formes venues sous mes doigts les livrant aux fours centenaires des artisans magistraux.
Cependant, il faudra une focalisation plus intense et durable sur les paysages agités du pays afin que l’analyse aboutisse à renforcer et à harmoniser la pensée.
La photographie sera à ce moment l’outil idéal pour fixer le geste et la matière dans un monde en perpétuel mouvement issu des luttes politiques et culturelles qui déforment ce grand corps par des violences physiques et des drames psychologiques incommensurables. J’ai pour mémoire la longue et pénible marche vers la liberté de la pianiste virtuose Zhu Xiao Meï après six ans passé dans les camps de rééducation, aujourd’hui interprétant de ses fines mains libres, Les variations Goldberg de J.S. Bach de par le monde.
Ici, aussi en Chine, je suis en terre, et passant, par mon cordon ombilical, je nourris ma vision. »
Jack Beng-Thi
Catalogue Grand bond dans la gueule du tigre, auto-édition, 2022
- Loess : limon jaune, riche en calcaire et argile. ↩
- Jingdezhen : ville de la province de Jiangxi, capitale mondiale de la porcelaine ↩
- Victor Segalen : explorateur, anthropologue, écrivain, médecin, sinologue (1878-1919) ↩
- Li Po : poète (701-762) ↩
- Zha Haisheng (Hai zi) : poète (1964- 1989) ↩
- Yang Lian : poète (1955) ↩
-
Simon Leys : pseudonyme de Pierre Ryskmans (1935-2014) sinologue écrivain,
critique littéraire, historien de l’art ↩