Ligne bleue - Héritage, 1996


Exposition Jack Beng-Thi, commissariat Orlando Britto Jinorio, Centro Atlántico de Arte Moderno, Las Palmas, Canaries, Espagne, 2019.
« Il existe des espaces qui gardent des secrets… et même après leurs secrets découverts… d’autre secrets encore…
La ligne bleue réclame de l’immensité, de l’insondable… de la mort et de l’oubli…
La ligne bleue est le balancier qui oscille entre l’élément liquide et la tragédie humaine. Nous sommes issus d’un héritage commun, celui du socle granitique du Gondwana et les profondeurs abyssales .
” La vérité est au fond de l’abyme ” disait Démocrite. Faut-il descendre au plus bas et s’imprégner des voix sous-marines car le temps du sursis annonce l’instable moment de tressaillir face aux vérités englouties.
Le grand livre d’eau parsemé de roses microscopiques et de diatomées devra nous confier ses secrets.
Les corps ont été longtemps jetés, dispersés, dilués dans l’eau salée. L’espace d’origine laisse place au silence et se mue en un linceul.
Aurions-nous perdu la mémoire des couleurs ?
Irrémédiablement il nous faut percer le voile irisé de la surface bleue sombre. Plonger, plonger encore, s’immerger corps et âme dans la totalité aquatique de l’histoire. Dans la tentative de ce grand saut, dégager avec patience une trouée pour se délivrer de la nuit et des peurs, suivre la ligne jusqu’à sa source, accepter et se reconnaître.
Dans le mouvement initié par le cercle de la materia prima, nouer avec justesse le fil de l’eau et de la terre, capturer dans l’ivresse de la profondeur les échos sensoriels et sensuels.
N’y a t-il pas là toutes les dimensions et les tentations d’un acte fondateur pour que jaillisse la métamorphose tant attendue ?
Il nous faut consulter dans la lumière australe, le cercle, l’herbe rase, le sel pour retrouver la puissance imaginative de l’entre deux eaux.
Naviguer en périphérie du désespoir sans oublier de renverser les images pour assurer la reconstruction nouvelle et atteindre la sensation de l’innocence.
Dans ce bâptème d’eau, acte manifeste et transcendant, la possession sera totale et irréversible, annonciateur d’une renaissance mentale, libérée du doute intérieur. »
Jack Beng-Thi, 2002
« (…) Le corps de Beng-Thi est à la fois perdu, contraint et en marche vers un soulèvement sans précédent. La tension introduite par la dialectique entre paralysie et mouvement en atteste. Mais tout peut basculer. Les corps sont encore susceptibles de s’effondrer sur eux-mêmes et de perdre cette possibilité du passage à l’action. D’où peut-être une autre modalité du travail du sculpteur : faire disparaître le corps humain pour ne garder que le mouvement, celui d’une action réelle qui s’inscrira dans le présent. Cette modalité se ressent dans Ligne bleue, une grande roue du destin posée au volcan et son intérieur de fibres végétales. Ces fibres s’assemblent en bottes jusqu’à apparaître comme des troncs amassés. Des corps peut-être. Les formes-corps font corps et représentent une force, tout en étant oubliées comme individus. L’action est-elle liée à un corps défini, ne traverse-t-elle pas tous les corps comme force illimitée que l’on peut épouser ? Chez Beng-Thi, la réponse n’est pas donnée, mais la question se pose. Il faut rappeler que Ligne bleue a été réalisée en 1996, après Les bouts de bois hurlants, mais avant Territoire d’initiation. Peut-être le mouvement pur de Ligne bleue a-t-il permis de libérer les corps d’après. L’artiste avoue aujourd’hui poursuivre un dessein : appréhender le corps de l’intérieur, par sa motricité ressentie pour le défaire, une fois pour toutes, des entraves qui limitent son action. Peut-on inscrire Beng-Thi dans la droite ligne de Giacometti et de son homme qui marche, haute figure aux longues jambes ? Concernant le rapport des artistes à une matière vibrante et tourmentée, le rapprochement est possible. Notons néanmoins que les hommes de Beng-Thi, bien qu’ils avancent ensemble, ne marchent pas véritablement. Leurs membres ne sont pas déliés. On est chez Beng-Thi, juste en deçà de la libération, dans les souterrains du soulèvement. »
Aude-Emmanuelle Hoareau
Extrait de Sculpter le corps du soulèvement, 2019
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