Jack Beng-Thi

MÀJ. 01.04.2025

Maloya, 2022

Maloya, 2022
Livre sculpté, fibres végétales, carton, photographies, 34 x 26 x 5 cm. 
Poète Danyèl Waro
Photographie © Sébastien Fraysse

FORMES, FORCES, FRAGMENTS

« Le livre et moi, c’est une vieille histoire liée à la relation avec le mot, la matière et la forme qui le portent, sans oublier la bibliothèque en bois rouge de mon père chère à mon cœur. Cette création artisanale contenait les livres “ dehors ” importés à grand frais ou achetés à crédit aux démarcheurs. Toute cette érudition était destinée à notre jeune fratrie coincée entre encyclopédies et “ comics ”, Victor Hugo et Blek le Roc.

Après plusieurs années de lecture et de réflexion et mon intérêt grandissant pour la poésie, ces mots sucrés-salés, tangibles, qui racontent l’état d’âme de l’être, il m’était primordial aujourd’hui de passer à l’acte d’une reconnaissance, d’une mise à l’honneur de ces hommes, femmes, enfants de tous continents, toutes cultures, toutes folies…

Depuis, je me penche pour ramasser les livres tombés de leurs lieux de vies : les bibliothèques, Emmaüs, les encombrants… livres placés en détention dans le couloir du pilonnage. Eux déjà lus, relus, manipulés, vieillis sans âge, désuets, perdus, bons pour la disparition totale. Il s’agit de redonner vie, inventer une nouvelle existence pour ces manuscrits voués à la découpe ou aux flammes.
Je dois les choisir, les toucher, les observer, les parcourir, sentir leur odeur. Mettre en marche mon imaginaire pour donner une nouvelle forme, une nouvelle parure et couleur. Choisir le mot du poète qui me colle à la peau et à l’esprit pour lui insuffler la vie…

J’exorcise, je reconstruis le livre, mémoire du monde : 2022, le livre, objet usuel, entre en résidence au musée.
Car… Sur ma tablette tactile, in the pocket, 620 grammes, grand voyageur, j’ai accès à plus de mille titres d’e-book que je peux consulter dans les avions, les trains de mes chimères. Dans nombre de langues, une véritable médiathèque portative. D’ailleurs sur mon iPad, je peux cliquer sur n’importe quel lien, pendant ma lecture, et j’ai toute l’intelligence du monde en ses ramifications à ma portée. Exit le doré sur tranche, l’odeur de rose ancienne du papier ivoire, la palpation délicate des feuillets qui se tournent. Lourd, encombrant.

La mémoire, le savoir-faire ? Numérisés. Exit mes livres de poche, direction le triage pour une vie nouvelle.
Je lis moderne, je lis souple, je lis numérique. La littérature m’apparaît maintenant dans une lumière bleutée, digne de Robocop, et d’un clic, j’ai tous les synonymes, contrefaçons, œuvres jumelles.
Que faire de ma nostalgie ? De mon passé de grand délinquant du livre, de mes vieux complices bafoués ? Qui disparaît avec toi, livre ? Le lecteur, c’est mentir. C’est d’un autre lecteur qu’il s’agit. Jeune, fringuant, pucé, geek… Adieu recto/verso, grammage, coquilles… J’en demeure inconsolable.
Adieu les petits métiers, le relieur, les illustrations hasardeuses, le correcteur…

Les objets désuets ou futiles, le manuscrit, le marque-page, le lutrin, le porte-revue, toutes mes étagères de bois rouge… mon univers, voire ma maison-bibliothèque, vu qu’à présent mes e-book sont nomades. Alors, sublime livre, compagnon quotidien, par le geste et la poésie incarnée, chamottée, sigillée, de mes mains indociles de sculpteur, je rends cet hommage à mon père, aux poètes et à leurs cultures d’ici et des lointains. »

Jack Beng-Thi
Catalogue Libris, poèmes à l’infini, 2020


Jack Beng-Thi, Libris, poèmes à l’infini, 2022
Film documentaire, 24 min.
Production Département de La Réunion