Jack Beng-Thi

MÀJ. 01.04.2025

Maloya bat'man lo kèr, 2015

Maloya bat’man lo kèr, 2015
Installation, bois, corde, peau, acier, photographies, son, lumière, 293 x 210 x 170 cm.



L’œuvre est visible au Conservatoire à rayonnement régional de Saint-Paul, La Réunion.
Résidence de production au lycée professionnel Jean Perrin
Avec la collaboration de Danyèl Waro, chanteur compositeur de maloya, et des professeurs M. Chane-Sing Guan et M. Vimbouly.
Dessin technique Jeannick Gangaye.
Travail au long cours avec les élèves du CAP et Bac Pro Ébénisterie et charpente bois du lycée.


« (…) Nilo Palenzuela : Dans d’autres de vos œuvres, la musique est également présente. Au Burkina Faso, vous avez réalisé Les danseurs de Jako. Et à La Réunion, vous avez travaillé avec Danyèl Waro.

Jack Beng-Thi : Oui, avec Danyèl Waro et les élèves du Lycée Jean Perrin de la ville de Saint-André, j’ai construit un tambour de 2,93 mètres, qui pouvait résonner d’une manière intense et phénoménale. Le tambour s’appelle roulèr et est utilisé dans les cérémonies et rites de Madagascar, du Mozambique… Le roulèr et la percussion d’origine africaine sont très présents dans notre musique. C’est un exemple du creuset dont je vous parlais.

NP : Il y a une chanson de Waro que je mets toujours à mes élèves de l’université quand je parle de la créolité, de Glissant ou Chamoiseau. Je fais référence à Batarsité. La Réunion semble utiliser la musique du vieux continent lémurien qui unit tous les peuples, bien qu’avec un fond tragique. Le même terme batarsité dénonce l’histoire de l’esclavage et assume la nature métissée de celui qui se rebelle contre l’ordre.

JBT : La musique, le chant, le rythme, les expressions de maloya, qui est une espèce de blues de La Réunion, expriment l’intérieur, les sentiments et l’histoire du corps. Ils mettent aussi en contact avec les disparus. (…) »

Extrait d’un entretien mené par Nilo Palenzuela en 2019
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LE MALOYA

Par Florans Féliks-Waro
Extrait du catalogue Jack Beng-Thi, édition du Centro Atlántico de Arte Moderno - CAAM, 2019


« Le Maloya, à une distance toujours convenable ; toujours convenue. Souvent décrit superficiellement ; il semble difficile de découvrir toute sa profondeur sous ces masques grotesques ou érotiques, de l’entendre encore derrière ces incessants murmures.

Pourtant, par les éléments qui le composent & nous échappent sans cesse, il semble pouvoir nous aider à recueillir dans la réalité humiliante & aberrante de l’histoire d’une île ce qui peut ou a pu relever

le Maloya,

est une musique jouée et dansée sur plusieurs rythmes : ternaire, binaire et autres.

le Maloya,

se joue sur un ensemble de percussions telles que le roulèr, tambour basse, le kayanm, sorte de shaker, le sati, le pikér, le bob et le triangle. Certains y ont ajouté le morlon, matalon, tambour malbar, tarlon… D’autres le jouent plus moderne avec guitare, piano, accordéon…

le Maloya,

se joue à la maison, dans la rue, en pique-nique, dans les bus, sur les scènes, avec sonorisation, sinon dans ce qu’on appelle le kabar sans micro, à même la terre.

mais le Maloya est d’abord et avant tout, pour moi, la musique qu’on joue pour honorer nos ancêtres d’origine Africaine ou Malgache dans les fameux rituels, et cérémonies appelés : servis kabaré, makwalé, vélas, sérvis kaf, manger pour les morts, manger sous la table1

le Maloya,

parle de la vie de tous les jours, des histoires ordinaires, des sentiments, de la colère, de l’amour, des joies et des peines, des solidarités, et des combats pour l’identité, la langue, la liberté…

le Maloya,
est un moyen extraordinaire d’expression de notre identité face aux centralismes2 .

cet héritage nous a été transmis même sous le fouet, le fusil, ou la torture de l’esclavage et de l’engagisme3 , par des familles comme : les Gado, les Lélé, les Viry, les Ramouche, les Baba, les Bébé, les Rwakaf, les Batis kabaré, Mamo, Simon, Profil… mais aussi d’autres que je n’ai pas eu la chance de connaître.

merci à ceux là qui ont gardé la braise sous la cendre, qui ont réussi à la faire traverser cet espace/temps de fiel et d’amertume qu’a été l’esclavage.

merci à ceux là qui ne se sont pas contentés d’un aprés-midi sous réserve, d’une fausse tolérance juste destinée à rendre le joug « supportable ».

merci à ceux-là qui n’ont cessé de chanter, de laisser danser dans leur tête, dans leur cœur, le tison du séga maloya.

la lumière de leur liberté future est devenue celle qui nous éclaire aujourd’hui.

le Maloya est un chemin sans fin
un ravissement
un emerveillement de l’enfant
devant la toupie qui dort pour faire danser le tourbillon de la vie

le Maloya est le jus sucré des cannes
rafraichissement amer
pour les gosiers plaintifs
sous la morsure des fourmis
le Maloya est juste la place qui nous est donnée en cadeau
dans le Corps infini de l’ Univers
le Maloya est la goutte d’eau sur la feuille du taro,
l’humilité qui nous protège de l’humiliation,

le Maloya est la semence pour féconder notre âme
et notre humanité…

Maloya pour moi4 .

« Maloya pour moi
tu es la fleur qui a manqué à mon enfance
à présent te voilà champs de chars sacrés qui dansent

Refrain :
Je te vénère ô Maloya
tu es mon Dieu
je te vénère ô Maloya
toi l’âme de Dieu

Tapage nocturne, tant décriée
tambour roulér d’ivrognes et de sorciers
tu fus nommée ténèbres, tu luis comme le jour
et l’on renverse ainsi des plats remplis d’amour
Maloya pour moi tu es un voyage en de superbes pays
mais l’amour est de loin celui que j’ai choisi

R.

Certains ont dit que l’âne ne chie jamais de l’or
qu’un boum boum de champs de cannes ne peut aller dehors
Que La Réunion faisait marche arrière foutor !
ils n’ont pas vu la vie, ils t’ont appelée la mort

Maloya pour moi
tu es rebelle comme Zelindor et Elie
qui n’ont pas attendu qu’un Sarda
vienne les libérer à coup de françaisies

R.

Et la foule heureusement
comme l’herbe dans le vent
courbes de corps enivrants
moringue5 amoureusement
Maloya pour moi
tu es fête Témoignages avec Firmin Viry6 du temps où Vergès, défunt papa, n’était pas pour la bidep mais pour l’autonomie.

R.

Maksim tu m’as offert le séga maloya
Toi Misèl le séga manini manana
Maloya pour défunt Donat
n’appartenait pas à La Réunion mais à l’Afrique là-bas
Maloya pour moi
tu es remerciement pour la promesse de maman à Marie
et un bébé faillit mourir et ne pas entendre les gens l’appeler “ le gris ”7  »

Quand Jacky nous a demandé à Danyèl & à moi d’écrire quelque chose sur le Maloya, cela m’a ramené plusieurs années en arrière, lorsque j’étais encore étudiante aux Beaux-Arts à Paris.

C’était en 1996. J’avais tenté de décrire ce Mystère que représente pour moi ce rythme qui porte chacun des instants de ma vie; qui trans-porte mon corps, ma tête & mon âme.

J’ai retrouvé la feuille de papier et avec elle ce sentiment profond pour le Maloya. Il n’a pas changé depuis.

Si, quand Danyèl écrit po mwin Maloya, il partage depuis plus de 20 ans sa vie avec le Maloya, voici ce que disait ce texte avant de passer plus de 20 ans de vie Maloyansé avec Danyèl…

De ce qui résonne chez l’Être humain

(qui se trouve contraint de vivre dans l’extrême situation que représente la condition d’esclave)

Tout ce qui suit ne peut servir ces hommes et ces femmes que j’aime, ni leur servir d’hommage.

De plus, il serait hautement grotesque de prétendre capturer ou soumettre à des balbutiements & à une si timide analyse un rythme, quelqu’il soit.

En cela mon approche peut paraître déraisonnée (dérésonnée) : comment vouloir parler, au travers de l’expérience d’un enchainement de ce qui respire, de ce qui aspire à une liberté infinie ?!

Dans les limites des chaînes, a été posé chaque maillon d’une hiérarchie de valeurs:

un haut & un bas
une cîme & un précipice
un noble & un trivial
“ un homme & un sous-homme ”

le Maloya

semble être resté le grain de sable dans les rouages socio-économiques qui ont instauré ces valeurs ; grain de sable qui, s’il ramène aux limites de l’expérience de l’esclavage, renvoit également à l’immensité dont il est issu.

le Maloya

apparait avec la biographie d’un Corps Réunionnais enchaîné, avec le pan d’histoire coloniale réunionnaise ; mais simultanément,

il refuse de com-paraître dans un quelconque jugement de cet Homme & de cette Histoire.

il bat indéfiniment la (dé)mesure de ces êtres chantants & suants. Il absorbe, notamment dans les “ servis kabaré ”, toute limite temporelle qui pourrait séparer leurs générations. Il se bat contre toute tentative de mesure. Il bat dans les reins de l’île comme une ceinture enfin détachée, défiant tous ceux qui tenterait de la circonvenir.

Taxé d’excessif, regardé de l’Héroïque et du Sacré.

Ceci, non dans sa récupération politique ou sociale par certains individus, mais dans la possibilité de plénitude humaine qu’il véhicule.

c’est pour moi, le moyen privilégié de rendre aux générations qui ont vécu la période de l’esclavage, ainsi qu’à leurs descendants, la dimension propre à toute quête de liberté : une dimension toute Humaine, donc Infinie & Sacrée,

de cette liberté qui oblige l’Homme, envers lui-même & envers l’Autre, au devoir de respect & d’amour

Pour moi, cette part d’histoire réunionnaise racontée, chantée, dansée,

ne se crée & ne peut se créer que dans l’Identité de cet “ ÊTRE SONORE ” (Marcelin Pleynet) du Réyoné qui joue, danse, parle, chante, vit cette musique, ce rythme : le MALOYA

Ce n’est que dans cette chute & cette élévation traduites dans le rythme du Maloya

que cette part d’histoire prend toutes ses couleurs personnelles, couleurs qui se traduisent dans la langue réunionnaise, dans les lettres & les sons qui forment le mot MALOYA, dans tous les mots de la langue créole chantée.

Le terme Maloya participe de notre histoire & excède cette histoire ainsi que toute analyse qui voudrait le soumettre à l’intellect & ne saurait que le faire mourir :

on ne parle pas du Maloya, on le vit et on le ressent, comme on ressent battre son Cœur. »

  1. L’un des rituels, appelé en créole « manzé sous la table », est consacré à la présence des morts qui sont ainsi servis à la célébration.
  2. Le maloya a été interdit dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle parce qu’il provenait des esclaves et des « engagés », et il constituait une menace, d’après les gouverneurs français, pour sa revendication identitaire et ses liens avec les forces de gauche réunionnaise, notamment celles du Parti communiste de La Réunion et son moyen d’expression, le journal Témoignages.
  3. Les « engagés » sont ceux qui, avant d’être amenés de Madagascar, de l’Inde, de la Chine et d’ailleurs, signèrent un engagement ou un contrat qui ne s’éloignerait pas finalement des conditions de travail précédentes. Après l’abolition de l’esclavage, les « engagés » prirent la place des Bantous et d’autres peuples africains.
  4. La chanson est écrite en créole et s’intitule Po mwin Maloya. La chanson appartient au disque Grin n Syèl (2006).
  5. Moringue : art de combat qui associe danse et musique.
  6. Firmin Viry est l’un des plus grands représentants du maloya. Danyèl Waro l’a rencontré lors d’un concert organisé par Témoignages en 1970, essentiel pour sa carrière musicale. Témoignages était le journal du Parti Communiste Réunionnais. La publication a été dirigée par Paul Vergès, l’ancien dirigeant communiste. À la fin du siècle dernier, Vergès s’opposa fermement à la tentative de l’État français de diviser l’île de la Réunion en deux départements. Bidep : bidépartementalisation.
  7. Gri est le mot qui, en créole, fait référence à la personne qui a des taches de rousseur sur le visage. Danyèl Waro était sur le point de mourir à sa naissance. Danyèl Waro fait allusion à lui-même.