Territoire de Kouta, 2004
Symbiose pour un esprit baobab
Territoire de Kouta : Symbiose pour un esprit baobab, 2004
Hommage à Léopold Sédar Senghor
Installation, baobab sacré, cocotier, poèmes, toile colorée, sculptures en terre crue, 120 m², 180 cm de hauteur.
Kouta, Sénégal.





Archive de l’artiste. Numérisation réalisée en partenariat avec l’École Supérieure d’Art de La Réunion.
Archive de l’artiste. Numérisation réalisée en partenariat avec l’École Supérieure d’Art de La Réunion.
« Pourquoi, à Joal-Fadiouth, as-tu choisi de faire une installation-performance autour d’un baobab ?
Depuis près de dix ans, j’ai choisi de quitter l’atelier et de travailler avec des éléments de la nature. C’est en Suède où j’étais invité à exposer en plein air que j’ai, pour la première fois, investi un espace naturel. J’ai continué ensuite à Cuba, en Haïti, à La Réunion. Réaliser une installation en extérieur me permet à la fois de travailler avec des éléments naturels et d’entretenir un autre mode de relation avec les spectateurs. Une intervention sur le paysage s’imposait d’autant plus à Joal, lieu symbolique quasi mythique : les recherches que j’ai effectuées dans le village natal de Senghor m’ont permises d’appréhender de nombreux aspects de son univers pour découvrir un lien possible entre « le verbe et le lieu ». Je porte une très grande attention au paysage, à la qualité et à la disposition des éléments. Joal est situé en milieu rural et sa structure géographique est très particulière : c’est un village construit autour d’une route, qui s’étend sur plusieurs kilomètres. Pour moi, il était nécessaire de travailler avec quelque chose qui s’enracine dans le lieu. Dans les cosmogonies africaines, l’arbre a une résonance forte. C’est lui qui, pendant les rituels, permet de mettre en relation l’espace physique et un domaine plus spirituel.
Savais-tu, en le choisissant, que ce baobab était un arbre sacré et qu’il avait une telle importance pour les gens du village ?
J’ai choisi le baobab de Kouta pour sa position : il est situé à la périphérie de la ville, ce qui lui donne beaucoup de visibilité. Il est un trait d’union entre Joal, la mangrove et l’espace marin. C’est un lieu ouvert à la circulation humaine, un lieu chargé d’histoire. Lors de mes nombreuses discussions avec les gens du village, j’ai appris que ce baobab était « l’arbre aux libations ». J’ai établi un lien entre ces rituels et les « services » pratiqués à La Réunion en l’honneur des disparus. J’ai rencontré tous ceux qui ont des responsabilités liées à ce baobab : les anciens qui gardent le lieu, les femmes qui y organisent des libations. Et lorsque j’ai évoqué Senghor, l’hommage que nous lui rendions durant la résidence, ils m’ont parlé de leur frustration : Senghor aurait dû être enterré sous l’arbre du cimetière de Joal, sa tombe y était prête. Et pour eux, le projet autour du baobab est devenu comme un moyen de transfert du corps de Senghor vers Joal. Alors, ils se sont engagés dans le projet en y apportant une contribution hautement symbolique. Parti d’un simple choix, mon projet de création devenait pour les habitants un enjeu culturel de haute importance, une occasion d’émettre une opinion, une revendication restée lettre morte auprès des autorités dakaroises au moment de la mort de Senghor.
Peux-tu nous parler de la symbolique des éléments utilisés dans l’installation ?
Le baobab, en tant qu’élément sacré, y tient une place capitale. C’est la pièce maîtresse du dialogue entre la population, l’univers senghorien et la culture africaine. J’ai intitulé cette œuvre Territoire de Kouta - Symbiose pour un esprit baobab parce que je prends en compte les éléments fondateurs de la culture sérère à l’intérieur de l’espace africain. Le baobab symbolise la vie en perpétuelle évolution, une ascension vers le ciel, le lien tellurique qui unit le souterrain, la surface de la terre et l’espace ; c’est le poteau mitan, l’axe du monde. La disposition des toiles teintées permet le voyage initiatique. Le déplacement du corps dans cet espace intensifie la fonction magique du lieu. Les toiles tendues sur des piquets de bois, portant des figurines de terre crue (génies) se réfèrent aux esprits de la terre, du sous-sol, des arbres, des oiseaux, de l’eau, de la montagne, de l’océan. L’utilisation des coquillages, du charbon, souligne le tracé des voiles, donne le rythme, inscrit l’œuvre dans l’espace culturel de Kouta.
Tu as placé sur l’arbre des noms de personnes et de pays. Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est l’arbre généalogique de la famille Senghor et tous les noms des pays d’Afrique. Dans cette réflexion sur l’Universel, il me semblait important d’associer les autres pays africains car, même si chacun d’eux a son identité propre, Senghor a parlé au nom de l’Afrique tout entière. Je souhaitais aussi que le baobab soit porteur d’éléments plastiques en mouvement, une dimension artistique qui s’ajoute à son aspect sacré.
Dans cette ” performance “, tu n’es pas intervenu toi-même physiquement mais tu as organisé une cérémonie à laquelle ont participé des musiciens, des chanteurs, des poètes et des lutteurs de Joal-Fadiouth. Comment définirais-tu ton rôle ?
L’intervention des acteurs de Joal a donné vie à l’installation : le déplacement des corps apportait le mouvement, et le rythme si cher à Senghor est né de la déclamation des poèmes, des voix des griots et des roulements des tambours. C’est la lumière - le rapport ombre/lumière - qui a donné tout leur éclat aux éléments et matériaux de l’installation. Dans le labyrinthe, derrière la toile, les corps disparaissaient pour laisser place à des “ âmes visibles ”. Dans cette cérémonie, les acteurs sénégalais ont eu un rôle essentiel. Quant à moi, je définirais mon rôle un peu comme celui d’un chef d’orchestre. Il m’a semblé que c’était la meilleure façon de dialoguer. »
Entretien mené par Marie-Thérèse Champesme, catalogue L’universel ? Dialogues avec Senghor, édition Face à face, 2004