Mon nom est commun. Réflexions sur l’identité impossible.
Par Horya Makhlouf
Extrait. Une invitation du Réseau documents d’artistes.
2023
L’identité est une énigme difficile à percer. Elle est rebelle, incapable de se tenir tranquille assez longtemps pour la peindre sur le motif. Elle est mouvante, toujours en transit dans les temps et les espaces où elle circule, les corps qu’elle habite, les histoires qui la façonnent. D’aucuns la diraient girouette ; d’autres, sûrement plus justement, poésie.
Pour faire circuler le sens et le transmettre de l’émetteur au destinataire, la sémiotique nous dit de compter sur des signes en un certain ordre assemblés : ils seront les vecteurs sur lesquels s’appuyer pour faire passer le sens, le message, la devinette et sa solution. Sur quels signes toutefois compter, quand le message refuse de se soumettre à quelque carcan que ce soit ? L’identité est un mot qui ne suffit pas, un discours qui échappe au discours. Qui le souhaite peut essayer de la mettre en lettres, en sons ou encore en images, elle refuse, sans cesse, de se laisser réduire. On ne compte plus les mains pourtant avides de s’en saisir.
Où la sémiotique a échoué, l’art a pris la relève. Inventant leurs propres signes, langues et stratégies, les artistes avec qui nous nous arrêterons ici ont déployé des mondes pour abriter les multiples facettes d’une identité en vérité toujours plurielle et, pire encore, impossible. Elles et eux ont affronté le miroir dans lequel on la croit capable de se refléter et choisi de l’éclater, avant d’aller en chercher les fragments dans tous les coins, visibles et invisibles, où ils s’étaient dispersés. Ymane Fakhir (1969–), Gabrielle Manglou (1971–), Leïla Payet (1983–) et Moussa Sarr (1984–) ont tenté de les recoller en différents ordres qui nous mènerons de l’évidence au secret, en passant par l’enquête et le labyrinthe. (…)
C’est cette réparation bienveillante et insidieuse qui guide encore la démarche de Leïla Payet. L’artiste s’est quant à elle retrouvée dès le départ face à une autre forme d’impasse. Le mot « art » n’existe pas dans sa langue natale. L’absence du mot, comme l’absence de représentation de son propre corps dans l’imaginaire collectif occidental, autant que des histoires, des classes sociales et des cultures diverses qui l’entourent depuis toujours sur son île de La Réunion est un gouffre dans lequel un plongeon pourrait vite se transformer en noyade. Le paradoxe est abyssal : comment donner corps à l’impalpable, à l’innommé, pourtant déjà incarné lui-même dans les corps vivants autour d’elle ? Dans une démarche presque didactique, l’artiste multiplie les signes graphiques et les symboles imagés, vecteurs de pratiques, objets de culte, représentations symboliques. Des images, des slogans, des morceaux d’histoire se superposent aux visages et aux arbres qu’elle colle ensemble dans des vidéos (Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, 3, série « Tapis Mendiant », 2014) ou dans des papiers-peints dont elle recouvre les murs ou des photographies à hauteur d’humain (« LAMAILLAGE », 2013-2014). Les figures capturées par Leïla Payet se cachent derrière des signes qui les révèlent par fragments. Sur un fond de textile chamarré, des modèles femmes sont photographiées accompagnées d’une croix, d’une main de Fatma, d’une calligraphie hindoue ou d’un mantra bouddhiste (Spiritual Mix I et Bless You, série « LAMAILLAGE », 2013-2014).
Ailleurs dans la pratique de Leïla Payet, se formulent des expériences collectives et mouvantes. En 2021, dans l’école d’art où elle a fait ses études, avec les étudiant·es qui ont pris sa suite, elle réfléchit aux tréfonds de l’institution muséale et à ses mécanismes de promotion d’une histoire plutôt que d’autres, des succès plutôt que des essais, des maîtres plutôt que des apprenti·es. Avec les étudiant·es, elle imagine un musée fantomatique qui prend la forme d’une réserve expérimentale et éphémère, dans laquelle sont exposées des œuvres en cours de réalisation, mais aussi celles jetées dans l’arrière-cour de l’école, considérées comme ratées par leurs auteurices (Réserve des horizons I1
, 2021). Ensemble, elles revivent pendant trois jours, sont conservées, parfois restaurées, fièrement exhibées pour mieux montrer et vivre les manières dont faire exister des histoires-rebuts. L’institution aurait-elle un rôle à jouer dans la formulation de la nébuleuse-identité ? Si une réponse existe à l’abstraction qu’incarne le mot, elle se doit d’être prononcée de manière collective. C’est dans l’union et le rassemblement que, pour Leïla Payet, se formulent des pistes pour compléter les béances des récits dominants, pour nuancer les définitions et empêcher les réductions. (…)
Lire le texte complet sur le site du Réseau documents d’artistes
Texte produit par le Réseau documents d’artistes et Aica – France, Point de vue, 2023. En partenariat avec The Art Newspaper France.
- 1 La Réserve des horizons I, 2021, Galerie d’exposition de l’ESA Réunion, un dispositif écosystème co-signé par Aesha Guillon, Nina Schrader, Thomas Nayagom, Ketty Damour, William Pougary, Ravaonandrasana-Harmelle Jenny, Leïla Payet, Amélie Morel ↩