Romain Philippon

MÀJ. 09.02.2024

Le Tremblet

« Durant une dizaine de jours, en janvier 2015, je frappe à la porte des habitants du Tremblet, ce quartier qui résiste aux coulées de lave dans le Sud sauvage. Mes amis font la même chose de leur côté et chaque soir, nous échangeons sur ces rencontres improbables, drôles, poétiques et touchantes. C’est ainsi qu’est née la collection Fragments1 . »

Romain Philippon


Le Tremblet, 2015
Série de photographies argentiques, dimensions variables.

« Le Tremblet est une route fatiguée. 4,8 kilomètres d’asphalte mitraillés par la pluie, comprimés par la forêt, posés sur un ventre de pierre dont les entrailles souterraines sont des tunnels de lave. Ultime chapelet d’habitations avant l’énorme rivière minérale, primaire et fumante, qui descend depuis les hauteurs du volcan comme une langue enflée d’ulcères coule de la bouche d’un géant assoupi. C’est une frontière, le lieu d’une fin dont on sent, pour peu qu’on s’y attarde, doucement peser la volonté.

Accrochée à sa route, veine éloignée du cœur économique où le pouls bat avec la faiblesse du dernier écho, la civilisation s’achève. Tout ici lui résiste et la ronge ; le volcan qui tremble et crache la destruction, la forêt qui dévore les maisons, spongieuses sitôt inhabitées, la houle qui percute les falaises et pulvérise d’embruns les lames noires de basalte.

Et au milieu, des gens, rebelles et résignés à la fois. Ils se disent oubliés, se trouvent dans l’ennui, en font reproche à la mairie, et s’accusent d’apathie. La modernité associative, pourvoyeuse de loisirs éducatifs en tous genres, voudrait « faire bouger les choses », mais ses initiatives finissent toujours par mourir faute de participants : les choses ne veulent pas bouger. Ce découragement imprègne tout, il s’étend comme une ombre sur les chemins crépusculaires, il vous berce et vous endort comme la nuit. “ Le démon de mon cœur s’appelle – À quoi bon ? ”, écrivait Joris-Karl Huysmans. Ce diable fin de siècle hante aussi le Tremblet.

Où peut se tenir l’homme, dominé par les forces aberrantes de la nature ? Que peut-il faire qui ne soit précaire et négligeable ? Aucun gisement précieux pour attirer ici les travaux titanesques de l’industrie. Rien que le capitalisme ait jamais pu exploiter avec intensité, si ce n’est peut-être cette route, où défilent désormais ses touristes cosmopolites. Ils traversent vite, se posent au centre de la coulée. On leur a bâti un escalier, ils y grimpent jusqu’à une plateforme. De là, ils contemplent quelques instants la désolation du volcan, jamais assez longtemps pour éprouver vraiment son magnétisme insidieux. Leurs touches bigarrées et leurs déchets mouchètent son mystère solennel de couleurs ridicules. Ils sont l’affront vengeur de l’économie défaite à la montagne. »

François Gaertner


Fragments volume n°1, éditions Pendant ce temps, 2015.

  1. Fragments est une collection de livres photographiques documentaires. Chaque volume est le fruit d’une résidence de création pour plusieurs photographes, sur un territoire de l’océan Indien. La première édition a eu lieu dans le village du Tremblet, dans le sud de La Réunion.