Judith et Barbe Bleue, secret
Par Christiane Rafidinarivo
2006
JUDITH, La muse
Judith est l’inspiratrice de l’exposition. Elle accompagne l’artiste depuis plus de vingt ans. Elle se fait amie imaginaire. Son statut de disparue ouvre un dialogue intérieur et artistique exceptionnel de découverte. Au fil des années,Le Château de Barbe Bleue devient une partie de la vie de Térésa Small : « J’illustre le conte, puis j’invente la suite de l’histoire. Je crée des liens entre le roi Henri VIII et Barbe Bleue en brodant les demeures de leurs nombreuses femmes. Je construis un théâtre miniature dans lequel je mets en scène les personnages de l’histoire dans un décor de tulle et de papier. Je réalise mon premier costume, celui de Judith… ». En 2001, elle explore les « faits et les raisonnements qui auraient construit la personnalité de Judith » à en faire une victime tragique. Cette recherche se tisse au cours d’une année de correspondance électronique avec six autres artistes du Canada, du Danemark et de La Réunion, où chacun tient le rôle d’un des proches de Judith. Dans les tableaux courent une calligraphie qui rappelle l’inscription, parfois indicible, de l’existence. Judith, la Femme, l’Épouse et la Reine, la conduit à découvrir la mort, l’homme, le pouvoir et la guerre.
JUDITH, L’héroïne
Judith est l’héroïne de l’opéra Le Château de Barbe-Bleue. Elle y est la nouvelle mariée, quatrième épouse du châtelain. La musique est écrite par le compositeur Béla Bàrtok et le texte par le poète Béla Bàlazs, tous deux hongrois, en 1910. L’opéra est créé en 1918 à Budapest, peu après la première guerre mondiale. Il est traduit en anglais et français.
L’opéra est inspiré du conte de Charles Perrault. Celui-ci est une version médiévale qui cristallise probablement faits historiques et interprétations de contes plus anciens. Il a une autre héroïne : la seule épouse de Barbe Bleue qui survit, la dernière. C’est la sœur de Anne, celle qui triomphe. Anne est un archétype de la divinité mère dans plusieurs civilisations. Chez les chrétiens, c’est la mère de la mère de Dieu. La Judith de l’opéra, par contre, incarne toutes les épouses mortes de Barbe Bleue. Judith est un nom célèbre de la mémoire juive. Elle défait seule le siège de sa ville par les armées du roi perse Nabuchodonosor, en décapitant son général. Elle devient une femme honorée par ses compatriotes. Un des livres sacrés du judaïsme porte son nom. Etymologiquement, la racine « Ju » désigne un archétype de l’énergie vitale, généralement associé à l’eau souterraine et à la femme. La Judith de l’opéra, elle, est une héroïne tragique, comme toutes celles vouées à la mort. L’exposition explore ce que Judith découvre avec Barbe Bleue : ce qui change son nom en « Darkness », « Ténèbres ».
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Photographies © Documents d’artistes La Réunion
JUDITH, La lumineuse
Judith est une jeune épouse très amoureuse. Elle découvre son nouvel univers : « Le château de Barbe Bleue » sans fenêtres ni ouvertures. Son époux lui laisse le choix avant d’entrer :
« - Tu dois passer du jour à la nuit. Veux-tu encore me suivre Judith ?…
- Barbe Bleue, si tu me chasses, je me coucherai sur ton seuil ».
Elle demande à ouvrir toutes les portes. Chaque endroit est sombre, triste ; imprégné de larmes, sang et tremblements. À chaque fois, Barbe Bleue met Judith en garde contre la clarté. Elle veut toutes les clés et ouvrir le château à la lumière. Celle-ci jaillit en effet, mais du regard de Judith et du château lui-même : reflets des instruments de torture et des armes, scintillements du trésor, chatoiements du jardin des merveilles. Les yeux de Judith s’éclairent : « Qui saigne pour abreuver ton jardin ? ». Barbe Bleue enjoint Judith à abandonner les questions et à jouir du bonheur qui lui est offert. Le château resplendissant est une porte ouverte sur le domaine, la terre entière. Les bras de l’époux invitent à l’abandon mais le ciel est un nuage de sang. Judith s’obstine à quêter la lumière toute puissante de l’enfance. « M’aimes-tu vraiment Barbe Bleue ? » Elle découvre alors, avec rage, « le lac des larmes de toutes ces femmes qui ont souffert ».
C’en est fait de « Daylight », l’enfant de lumière : « Cruel, sanglant Barbe-Bleue, point de légendes : la vérité !… J’en ai la preuve, preuve sanglante… ».
BARBE BLEUE ET JUDITH, La séduction
Judith est une très jeune fille qui découvre un homme fait. Il a l’âge de la maîtrise et l’ardeur des passions. Il avance enchâssé de richesses et sûr de sa puissance. Il a et il sait. Et pourtant, la faille dans son regard brûle Judith de pouvoir. Il n’a d’yeux que pour elle et elle se sent reine en son fief. Adieu les tendresses d’enfant. Judith goûte à l’emprise et Barbe Bleue goûte à Judith. Rien ne compte plus que ce désir de possession qui mène au château. Ardent est Barbe Bleue et terrible l’offrande. Fervente est Judith et naïve la jeunesse. Le sang coule. Et Judith ne sait rien que réclamer les clés pour ouvrir les portes du désir. La passion déroule ses richesses. Séductrice, Judith ignore la jouissance et s’abîme en souffrance. Ce qu’elle appelle Amour est envie du pouvoir. Jouissif, Barbe Bleue détourne sa face dépravée. Ce qui l’a séduit veut sa puissance et le condamne. Ce chemin, ils le font ensemble jusqu’à épuisement. Elle demande du temps, il se recueille en silence. Mais rien n’y fait. Elle ploie sous sa conquête. Et Lui, s’humiliant en hommage, porte le coup fatal. Vaincu de la séduction du pouvoir, l’Amour se meurt.
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JUDITH ET BARBE BLEUE, Le pouvoir de la Reine
L’ultime clé ouvre la dernière porte. La terre et les larmes disparaissent. Judith n’est plus éclairée que par les portes des tortures, des armes, du trésor et du jardin secret. Les trois précédentes femmes de Barbe Bleue apparaissent. Ce sont « ses amours d’antan » mais il leur rend un hommage éternel. Elles sont sa parure et contribuent chacune à sa puissance. Elles ont pris soin du royaume et l’ont agrandi. Elles sont les compagnes des âges successifs de Barbe Bleue : l’Aurore, le Midi, le Crépuscule. Judith voit qu’elle n’est pas l’Unique d’un homme de pouvoir qui a vécu. Elle se sent anéantie par la rivalité. Elle est à la merci de la préférence de Barbe Bleue pour retrouver existence. Il en fait sa compagne de minuit. C’est sa part de règne. Judith pressent le sacrifice de l’épouse au pouvoir. « Attends Barbe Bleue… attends, je suis encore là ». Il la vêt des attributs royaux. « Épargne-moi, Oh c’est trop lourd ! » Elle plie sous « le poids de son royaume ». Il la sacre reine de toutes ses femmes, « Queen of all my women », « la plus belle de toutes ». Elle n’est déjà plus sa femme, « wife ». Elle devient « Darkness ». Elle a découvert avec une rage grandissante le secret sanglant au fondement du pouvoir. Elle en porte le poids de désamour et de désenchantement. Judith, dès lors, « prend le chemin des autres femmes ». Elle est Reine.
BARBE BLEUE, Le roi amoureux
Barbe Bleue laisse la septième porte se refermer sur Judith. Il lui a payé le prix du désamour. « Désormais, tout sera ténèbres… ». La scène entière sombre dans l’obscurité. Barbe Bleue lui même s’évanouit aux regards. Il revient à son château aveugle et au sang insoupçonné de sa magnificence. Judith la lumineuse a accepté de devenir « Darkness » plutôt que de retourner chez son père. Barbe Bleue est soulagé de partager son secret. Il se sent libéré d’en charger ses femmes qui disparaissent. Elles l’aiment éternellement pour sa puissance, malgré le sang et pour le pouvoir. Mais il connaît la désillusion de la sublimation.
Il désire posséder une âme vierge qui s’émerveille à l’aimer, sans le craindre. Il veut une femme qui jouisse avec amour de ce qu’il offre et qui assume ses désirs. « Prends-moi, aime-moi ». Il souhaite un amour qui ignore, ou qui accepte, la nature prédatrice de son pouvoir. « Aime-moi sans question ». Et plus que tout, qui ne cherche pas la clé de « ses amours d’antan ». Barbe Bleue reprend la quête du renouveau de l’amour. Ce rêve où le bonheur, qui est aussi « question des abîmes intérieurs de chaque être et du danger à vouloir tout connaître de l’autre », ignore sa propre prédation.
LES PORTES, les clés de la prédation
Désirer passer la porte de Barbe Bleue, c’est « entendre sonner le tocsin ». Le risque du pouvoir, c’est la mort. Il est pourtant librement consenti par Judith. Elle croit qu’il s’agit du sacrifice de sa vie d’antan. Elle veut ingénument faire passer la lumière par toutes les portes avec lui. C’est livrer aux regards ce que personne ne doit savoir. « Nous le ferons ensemble ». Il accepte de faire le chemin de la transgression avec elle. Le secret du pouvoir, c’est le sang. Barbe Bleue redoute la réaction de Judith. Elle va du désir de tout changer par amour, à la fascination pour la puissance, puis à la fièvre de la connaissance. La question fatale au pouvoir se pose : « qui saigne pour abreuver ton jardin ? ». La réponse constante de Barbe Bleue est l’invitation à jouir des fruits. Violence et rage montent chez Judith. Sublimation et enfermement sont les réponses ultimes de Barbe Bleue. Meurtres symboliques ou réels surviennent et le pouvoir par le sang se perpétue. La porte du silence, c’est le tombeau de la légende et la sublimation de l’hommage. Les femmes disparues ont travaillé au royaume sanglant de Barbe Bleue. Le secret du pouvoir se révèle : même la Lumière peut devenir complice de la Prédation. « Effroyables jardins » écrit Michel Quint à propos de la première guerre mondiale. « You look at one another and sing an ancient melody. Who knows from whence it came » ?
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