Les histoires de peintures de Stéphane Kenkle

Par Loïc Le Gall

2024

Il fut un temps où la peinture était hiérarchisée. En 1667, l’historiographe André Félibien théorise les règles et les préceptes qui déterminent la peinture académique occidentale. Les scènes d’histoire dont les sujets sont religieux, ce qui peut paraître antinomique, se trouvent alors au sommet de la pyramide de la noblesse de l’art tandis que les natures mortes, les paysages ou encore les portraits sont considérés comme des sous-ordres. En d’autres termes, le divin, la mythologie et l’histoire de l’humanité étaient placés au-dessus de tout autre sujet et surtout au-dessus de la nature. Les impressionnistes renverseront ces questions de domination académique dans la seconde moitié du XIXe siècle, et le paysage deviendra le genre absolu et chéri. Ce point d’histoire de l’art évoqué en préambule témoigne de l’évolution permanente des mentalités dans l’art mais aussi dans la société, et amène à aborder deux réflexions distinctes au sujet de l’œuvre de Stéphane Kenkle : d’une part le choix du portrait comme socle de sa pratique d’artiste et, d’autre part, le rapport de l’homme à la nature.

Gramoune, 2005
Acrylique sur toile, 80 x 100 cm.
Famille au chien, 2010
Acrylique sur toile, 120 x 100 cm.
Collection privée

Stéphane Kenkle est essentiellement connu pour ses peintures. Il a été mu tôt par ce sentiment à la fois simple et viscéral pour un peintre : avoir le besoin et l’impression de pouvoir maîtriser chaque espace, chaque recoin de la toile et de tirer le meilleur d’une image. Son style est direct, sans fard, presque schématique. Les couleurs éclatent, souvent tranchées, sa palette originale n’oblige pas à un quelconque réalisme, bien que les œuvres de Kenkle soient figuratives. Ses premières peintures des années 2000, comme Gramoune (2005), sont telles des statements et des fils conducteurs d’une pratique qui, si elle a profondément évolué, garde des racines profondes et authentiques. Le peintre s’engage alors dans un chemin auquel il ne dérogera pas : il s’attachera à représenter les humains. Le portrait devient son genre privilégié et presque exclusif, comme il l’est pour Elizabeth Peyton. Tout autant qu’elle, il travaille d’après des photographies – anciennes ou qu’il réalise lui-même ; pourtant, si cette dernière s’attache à représenter une starification fantasmée, un monde de l’impossible et de l’exceptionnel, Kenkle, lui, choisit une voie à l’opposé. Il choisit de peindre les personnes qu’il côtoie ou qu’il a pu rencontrer, de parler d’intime tout en gardant une pudeur à la fois bienveillante et sincère. Sa conception de la peinture et son style d’il y a vingt ans maintenant s’approchent davantage de ce que produit l’artiste Marlene Dumas, connue pour ses portraits où la sphère du privé rejoint de grandes questions de société, tandis que le sensible s’avère omniprésent et essentiel. Comme si c’était une évidence, Kenkle s’intéresse rapidement à montrer spécifiquement ses proches et sa famille. Il décide d’ancrer son œuvre dans la durée et d’accompagner des phases de vie. Ses portraits des années 2010 oscillent entre le trombinoscope de parent et le témoignage de ce qu’est une famille créole typique de La Réunion. L’artiste pioche des événements et moments variés dans ses vieilles photographies familiales et se met dans la peau du collagiste, non pas formellement mais conceptuellement et historiquement. Dans ses peintures, tel un Doctor Who, voyageur du temps, il assemble différentes périodes du passé, permettant des sauts dans les époques et des concomitances incongrues : les aînés se retrouvent figurés en cadets ou en jumeaux et vice versa. Une sorte de magie opère ; les histoires intimes de l’artiste se transforment en un héritage universel ; chacun et chacune projette sa propre vie familiale et amicale.

Lèv tèt, 2022
Avec Kako.
Série de photographies numériques, dimensions variables.

Kenkle expérimente depuis des années des méthodes alternatives de peinture. Il s’était aventuré déjà en 2008 avec l’artiste Cristof Dènmont dans le champ du spectacle vivant. Il s’agissait avec le collectif AléAAA de contribuer à une œuvre chorégraphique en rendant la peinture vivante. Avec de nouvelles interrogations, notamment autour de la place de la nature dans nos vies, Kenkle y est revenu très récemment avec la chorégraphe et interprète Soraya Thomas, pour une première de Krwazman au Théâtre sous les Arbres, au Port. Pour le duo, les corps et la flore se mêlent, et le matériau utilisé, de la bâche de paillage, est ambivalent : il sert à empêcher de façon naturelle la pousse des mauvaises herbes, mais est aussi constitué majoritairement de polyéthylène, un dérivé du pétrole, évidemment dangereux pour la nature. À partir de 2019, les recherches de Kenkle sur l’art s’avèrent parfois encore plus radicales et notamment influencées par la pensée de Philippe Descola, cherchant avec lui à montrer que la distinction entre nature et culture n’est pas universelle, mais plutôt une construction sociale et culturelle variable. Depuis janvier 2019, avec son ami artiste Kako, il développe la « Kour Madam Henry » à Montvert les Hauts (La Réunion) et s’éloigne de la peinture. Ensemble, ils cultivent une parcelle anciennement dédiée à la culture intensive de la canne à sucre afin de la rendre à la nature et de produire des légumes biologiques. Ce terrain de jeu devient une sorte de toile, un nouveau moyen d’expression qui pourrait rappeler certaines pratiques conceptuelles ou du land art, mais aussi les recherches du paysagiste Gilles Clément et son « jardin en mouvement ». Il s’agit d’un retour à la terre, d’une période pendant laquelle créer n’est plus synonyme d’objet mais de vivant. Les deux artistes, qui ont rédigé un manifeste à leur projet, introduisent leur texte avec une citation du sociologue Edgar Morin : « Nous avons besoin de vivre dans des petites oasis de vie et de fraternité. » Ce choix apparaît très révélateur de l’intention, car Edgar Morin, bien que n’ayant pas spécifiquement centré ses travaux sur la nature, propose une approche de la pensée complexe, interdisciplinaire, et axée sur les relations entre les éléments. Cette perspective s’applique de manière pertinente à l’écologie dans la reconnaissance de l’interconnexion et l’interdépendance des divers éléments d’un écosystème. Ainsi, ses idées offrent un cadre conceptuel pour aborder de manière holistique l’étude et la préservation de la nature. C’est dans cette logique que Kenkle utilise alors la photographie et met en scène des autoportraits avec son camarade Kako. Dans des situations incongrues, parfois amusantes, le duo se fond dans la flore et la production agricole qui résulte de leur labeur dans les champs. Des brèdes et des salades deviennent des personnages et nourrissent l’obsession de l’artiste pour le portrait. Le vert est omniprésent et luxuriant.

Tibenard - Melicope Borbonica, 2023
Acrylique sur toile, 150 x 100 cm.
Alain 4x4 - Polyscias Custipongia, 2023
Acrylique sur toile, 150 x 100 cm.
Mascarine, 2004
Acrylique sur toile, 80 x 100

Très récemment, son retour à la peinture est passé par une histoire d’assemblage écologique et social. Kenkle peint des amis d’enfance ou des connaissances « de bar », comme il le précise, et appose des motifs de plantes endémiques de La Réunion en arrière-plan. La flore, les habitantes et les habitants de l’île ne sont plus qu’unité. Les titres des œuvres ne se réfèrent plus aux humains mais aux plantes qui sont représentées, et c’est ainsi que les « décors » supplantent les sujets supposés de la peinture. Cette évolution est en quelque sorte l’apogée des expérimentations que l’artiste mène depuis des décennies. En effet, si l’on observe ses premières peintures, dont Mascarine (2004), une évidence éclatait déjà ; le décor et le fond des peintures importent presque autant que les personnes représentées. Les motifs de second plan ont toujours été là, puisés initialement dans l’histoire familiale : dans les vêtements confectionnés par la mère de l’artiste, ou l’iconographie de la Bible – à laquelle il a largement rendu hommage avec Somin an krwa (« chemin de croix »). Aujourd’hui, c’est en pleine conscience que Kenkle imagine cette symbiose entre la nature et ses personnages ; ces histoires de peintures englobent l’histoire de l’île de La Réunion et surtout, bien au-delà, l’histoire et le positionnement de l’humanité par rapport à l’environnement.

Série Somin an krwa - Station 12 et Station 14, 2014-2015
Acrylique sur toile, 150 x 200 cm.