Les images stratifiées de Stéphanie Hoareau

Par Joana P. R. Neves

2023

Stéphanie Hoareau est diplômée de l’ESA Réunion (École supérieure d’art de La Réunion) depuis 2010 et y enseigne à présent. Néanmoins, ce cercle parfait ne reflète pas son parcours. En effet, elle a passé les seize premières années de sa vie dans un village de l’Oise, avec sa mère métisse, son père blanc – tous deux réunionnais·es – et ses deux sœurs. Comme il arrive souvent, les trois enfants portèrent le rêve des parents, ici d’un éden presque aux antipodes de l’Hexagone : l’île de La Réunion où, dans un futur à mi-distance, la vie serait un jour meilleure. Derrière cette mythologie des DOM-TOM se cachait pourtant une réalité plus incisive : le projet, après avoir migré en Europe pour parfaire culture et langue, d’accomplir une ascension sociale « blanche » une fois rentré·es au pays. Se cachait derrière ce rêve de re-colonialisation volontaire une autre réalité plus terrible, aussi banale que cruelle : un cadre familial violent. Nous en sommes déjà à quatre strates de réalités et de projections ; et c’est bel et bien ainsi que Stéphanie Hoareau conçoit le travail de l’image qu’elle a entamé par la peinture à l’ESA pour son diplôme, et dont les balbutiements se firent dès la préadolescence, avec des matériaux et des cours offerts par sa mère. Je me demande à quel point ces peintures d’images de l’île idéalisée par son père, copiées des livres à la maison, furent une forme de dissociation ou bien, déjà, de déconstruction.

Le rêve fut de nouveau remis en cause lorsqu’à seize ans, en raison du divorce de ses parents, Stéphanie Hoareau se retrouva avec sa mère et ses sœurs à l’île de La Réunion. Le fossé socioculturel fut source de souffrance, suivie d’une critique acerbe de sa peinture lorsqu’elle fut admise à l’ESA après avoir abandonné son emploi d’ouvrière. On lui fit comprendre que sa peinture de « cartes postales » était désuète. Elle y revint tout de même quelques mois avant son diplôme, lorsqu’elle sentit le besoin « d’entrer dans la carte postale » en s’immergeant dans la forêt de Bélouve. À en croire le site officiel de l’île, il s’agit d’un lieu enchanteur et magique à 1 300 mètres d’altitude. Selon Stéphanie Hoareau, en revanche, il y est plus question d’un sentiment viscéral, tellurique, mais aussi d’un exercice de mémoire émotionnelle. En témoigne l’œuvre Bélouve (présentée pour son diplôme), une peinture monochrome de neuf mètres par deux, intégrée à présent dans la collection de la ville de Saint-Pierre. Des racines grises semblent serpenter vers des troncs d’arbres dont le sommet n’est pas ou peu visible. C’est ce dédale de bois vivant, croissant et grouillant qui suggère un passé que l’on croit à tort enfoui et « dans » lequel le·la spectateur·rice adulte se retrouve à hauteur de poitrine. La Réunion, m’a rappelé Stéphanie Hoareau, fut d’abord une prison où l’île voisine, Madagascar, envoyait ses prisonniers. On l’appelait « l’Île noire ».

L’œuvre de Stéphanie Hoareau est une exploration d’un médium spécifique dans sa capacité à élaborer une image – au sens large du terme – qui en déconstruit le cliché correspondant. Ainsi Bélouve mais aussi Welcome Salazie (2010) représentent des lieux réels tout en en arrachant le filtre tropical à coups de pinceau. Néanmoins, il ne s’agit alors que du début de ce programme, un point de départ personnel marquant une cicatrice propre, celle de porter des histoires intergénérationnelles douloureuses, non seulement dans son imaginaire, mais aussi dans sa chair. Les deux tableaux sont composés de modules évoquant des décors, comme si l’artiste déclarait son intention, et écrivait son manifeste avec des pinceaux : les images et les imaginaires mentent.

Bélouve, 2010
Acrylique sur toile, 200 x 900 m (6 toiles de 200 x 150 cm).
Collection Ville de Saint-Pierre, La Réunion.

Welcome Salazie, 2010
Acrylique sur toile, 150 x 300 cm (6 panneaux suspendus).

La peinture Les sœurs (2020) ne marque plus un lieu connu, mais l’appartenance à un héritage socionaturel, associant vie humaine et vie végétale. Deux jeunes filles se trouvent au sein d’une forêt luxuriante, presque oppressive dans sa luminescence verte montagnarde. L’une d’elles ressemble à l’artiste ; justement celle qui regarde le·la spectateur·rice, avec cette expression aussitôt ennuyée lorsqu’on remarque être pris·e en photo. Parmi les arbres, une maison en tôle délabrée, ruine de ruines, ou bien une clôture. Mais surtout, une fluctuation sociale s’y présente. Les deux petites filles sont habillées avec la même robe, tradition bourgeoise s’il en est, dans un contexte socio-économique ambigu, difficile à comprendre pour celleux qui n’habitent pas l’île, qui se partage, comme dans le stupéfiant roman Summer (Edith Wharton, 1917), entre les habitant·es d’en bas et les habitant·es d’en haut, de la montagne – les pauvres, les métis·ses, et toustes celleux qui ont la peau brune ou noire, et dont les mœurs sont considérées comme abjectes. L’image est équivoque : les enfants appartiennent-elles ou pas à cette richesse pauvre des montagnes ? Elle déconstruit les binarités, suggérant que, comme pour les parents de Stéphanie Hoareau ainsi que l’artiste elle-même, les identités sociales sont faites, elles aussi, de couches contradictoires, d’aspirations et d’abymes.

L’enfance est un moment de prédilection pour l’artiste, puisque c’est là que, pour elle, beaucoup de questions et de réponses se sont cristallisées : la peinture, l’imaginaire, le jeu, aux côtés de la perversion du monde adulte. La complexité d’une expérience de mal-être prolongé tient au fait que, parfois, il s’y trouve un langage, une issue à portée de main, qui nous sauve. L’enfance préservée par elle-même. Les sculptures Cache-cache et Joueur de monde (2021), toutes deux en résine blanche (plasticrète), représentent deux enfants, une fille et un garçon, dans des positions différentes : la jeune fille joue un jeu qui l’expose, cache les autres à sa vue et sous-entend ainsi une vulnérabilité inquiétante, tandis que le garçon s’applique à un jeu de billes avec des lumières LED, brillant dans la nuit comme des planètes, qu’il manipule tout en cachant quelque chose dans une main fermée derrière son dos. Ces pièces placent dans l’espace public les jeux transitoires des enfants, les chargeant ainsi du regard de l’adulte, de la communauté. Car souvent, le monde de l’enfance est dans les interstices du réel et de l’imaginaire, à peine perçu ou même compris. Les rôles sont genrés et soulignent le pouvoir à venir – ou pas.
Cette tendresse envers l’enfance s’entérine dans la sculpture Khaïs (2021), un buste noir en résine qui renvoie à la sculpture officielle. Cependant, le jeune garçon représenté ne correspond pas aux attentes d’un tel canon. Il s’agit d’un membre de la famille de l’artiste, dont elle a représenté la colère. Son regard est perçant, son front plissé. Au sein d’une tradition très conventionnelle, Khaïs propose, au contraire, de reconnaître en la colère des enfants une forme de magie incantatoire ou peut-être une forme de communication. Sans doute les deux.

Les sœurs, 2020
Acrylique sur toile, 200 x 300 cm (2 panneaux de 150 x 200 cm).
Collection privée
Le joueur de monde, 2021
Résine (plasticrète), H55 x L130 x P60 cm.

Vue de l’installation Réminiscence à la maison Pota dans le cadre du festival Réunion Métis, Saint-Paul, La Réunion, 2021.

Cache-cache, 2021
Résine (plasticrète), H120 x L60 x P20 cm.
Collection privée
Khaïs, 2021
Résine (plasticrète), 40 x 35 x 20 cm. Collection privée.
Exposition collective Fénoir, commissariat Thierry Gangate et Marine Kerbidi, galerie AHIO, Saint-Denis, La Réunion, 2021.

Plus complexe encore, et tout aussi personnelle, est la série des Dessins de famille (2018), un ensemble de dessins sur feuille en céramique, dont le trait est « complété » par la cuisson, car on ne sait jamais comment celle-ci l’altérera. Il y eut dans ces œuvres comme un lâcher-prise de la part de l’artiste, qui laissa le dessin se faire lui-même, comme si elle imitait le processus analogique de développement de l’image dans cette « recette » astucieuse. En effet, pendant son enfance, on allait encore récupérer les photographies de famille pour les découvrir a posteriori, comme un souvenir décanté. Toutefois, il se trouve que Stéphanie Hoareau a perdu pratiquement tous les clichés pris par ses parents en raison d’un cambriolage, puis du déménagement. Ce n’est qu’en 2017, déjà adulte, avec une pratique artistique développée, qu’elle découvrit chez sa tante un ensemble de quatre cents photographies prises par son oncle – des repas, des sorties et des fêtes familiales. Elle s’en empara pour faire cette série, dont chaque image est composée d’une ou plusieurs scènes qu’elle a abstraites des images, puis retravaillées.
Il y a souvent des regards qui percent mais ne se croisent pas, dirigés vers le·la photographe, ou d’autres qui ne le·la regarde pas, comme dans Repas de famille. Cette dernière œuvre a une histoire qui illustre la façon dont Stéphanie Hoareau conçoit l’art : lors d’une exposition, elle est tombée par terre, se brisant en deux. L’artiste a décidé de la recoller selon la technique japonaise du kintsugi. Un fil d’or unit donc les parents et les deux enfants séparé·es par la cassure. Ceci, me confia-t-elle, a eu un écho surprenant dans sa vie personnelle. À ce moment-là, elle se penchait sur la psychogénéalogie, à savoir le trauma transgénérationnel et les moyens de sa guérison par des rituels idiosyncratiques. Alejandro Jodorowsky en est un apologiste, pratiquant la psicomagia ; il a publié des livres et réalisé un film à ce propos1 . Stéphanie Hoareau introduisit cette notion dans le territoire de l’art de façon plus sous-jacente, sans la performativité de Jodorowsky, qui pratiquait cette thérapie dans les cafés parisiens. Stéphanie Hoareau, quant à elle, considère que l’art en tant que tel peut guérir, soigner.

Repas de famille, 2018
Dessin à l’oxyde sur porcelaine et soudure à l’or, 38 x 28 cm. Collection privée.

Comme Bélouve, les images de cette série sont monochromes, et les personnages sont placé·es dans cette matière sèche de la céramique que l’artiste a voulue sans son vernis habituel, comme si on obtenait le dessous du « gloss » du papier photographique. Elle a « refait » l’image, ou, plutôt, elle y a introduit la lenteur et la mémoire, l’image « spontanée » de la photographie cachant les strates des réalités qui animaient les comportements intersociaux au sein de cette petite communauté. La porcelaine, quant à elle, est aussi fragile dans sa matière que lourde de sens, révélant différences et aspirations sociales, ou des moments d’exception. Pour les fêtes et les repas de famille, on sort la bonne porcelaine, on est dans le paraître. Ici, ce qui se passe autour de la vaisselle ou du bibelot décoratif se retrouve sur la porcelaine, comme si l’image prise dans le réel – la photographie – se retrouvait disséquée puis recomposée sur l’objet même, son sens distordu.

Ainsi, dans ces images stratifiées, qu’y a-t-il de caché, soudain rendu visible ? Et ce processus documentaire, qui retrace pour les révéler les tensions et l’artifice du collectif où l’individu se camoufle, est-il une façon de guérir, de dépasser, de dénouer le transgénérationnel ? La magie de ces images, commençant tout juste à faire histoire, c’est leur pouvoir d’incantation personnelle – pour l’artiste, mais aussi, potentiellement et de façon imprévisible, pour le·la spectateur·rice.
Naturellement, donc, Stéphanie Hoareau a aussi fait des démarches vers d’autres errances émotionnelles. Son projet Éloges Vagabonds, entamé en 2012, teste les limites de l’artiste guérisseuse – au sens chamanique et non pas médical –, car il porte sur des personnes vulnérables, souvent atteintes de troubles mentaux. Après avoir développé une relation avec elles, l’artiste a réalisé leurs portraits à la peinture acrylique sur toile, ainsi que des dessins à la mine d’or et à la mine d’argent sur papier, puis, finalement, la sculpture Jacqueline (2014) en résine jaune pâle translucide. Toutes les œuvres de cette série portent le prénom de la personne représentée. Comme partout dans son travail, Stéphanie Hoareau se réfère à des choses et à des personnes réelles, qu’elle connaît.

La question de la relation entre sujet et artiste se pose ici, ainsi que celle du consentement : à quel point ont-iels compris leur rôle de sujet artistique ? Mais la notion de guérison s’immisce ici ; nous ne sommes ni dans l’instrumentalisation de la relation entre l’artiste et « sa muse », ni dans une quelconque vérité véhiculée au sujet de celleux qui sont représenté·es. Les portraits ont un point focal essentiel, tous, qui est le regard. Aucun·e ne regarde l’artiste ou le·la spectateur·rice avec complaisance, dans cet espace souvent transactionnel entre regardeur·se et regardé·e. La façon dont Stéphanie peint leurs yeux montre un regard à la fois d’enfant et de personne troublée, perdu entre les strates de réalités insondables. Nous savons que derrière cette image, se cache une rencontre, et que, face à elle, se trouve un engagement éthique.

Jacqueline, 2014
Résine cristal et assise en bois, 100 x 60 x 50 cm.
Jack, 2015
Triptyque, acrylique sur toile, (120 x 170 cm) x 3.
  1. Alejandro Jodorowsky a eu plusieurs vies, mais il est associé au mouvement surréaliste à ses débuts. Il est artiste, écrivain, dessinateur, réalisateur, bédéiste, entre autres. Il croise langages artistiques, imaginaire créatif et guérison dans son travail le plus récent autour de la psychomagie : Alejandro Jodorowsky, Manuel de psychomagie : vers le chemin de la guérison, éditions J’ai Lu, 2017 ; Alejandro Jodorowsky et Marianne Costa, La Voie du tarot, éditions J’ai Lu, 2010 ; Alejandro Jodorowsky, Psychomagie, un art pour guérir, Nour Films, 2019, 100 min.