La mémoire dans la peau

Par Simon Njami

2010

Il faut connaître Jack Beng-Thi, physiquement, pour pouvoir être capable de parler de son œuvre. Il faut avoir vu son visage sur lequel se rassemblent l’Europe, l’Afrique, l’Asie, avoir vu son corps d’ascète, avoir entendu cette voix avec laquelle, sans prétention, il nous livre la sagesse qu’il a accumulée au fil des années. Il faut avoir parcouru les chemins escarpés de son île de La Réunion, aperçu les montagnes et les ravines, les volcans, les accidents et les sources d’eau douce. Et la mer : point de départ et point d’arrivée de tout voyage. À l’observer ainsi, dans le quotidien de son labeur créatif, on peut se demander s’il vit dans le même monde que le nôtre. Si ces gestes qui nous semblent naturels, presque banals, ne participent, chez lui, d’un rite très ancien. Il a dans le regard une conscience habitée, comme s’il conservait en lui la mémoire du temps. Beng-Thi porte en lui la mémoire de l’humanité. Et cette mémoire, têtue, exigeante, chaotique, sanglante, brûlante, ne le laisse jamais en repos. Elle représente le canevas sur lequel se dessine son œuvre. La source d’inspiration de ses rêves et de ses cauchemars lucides.

Les œuvres de l’artiste réunionnais incarnent le prolongement formel des démons qui le tourmentent, constituent la matérialisation fragile d’une quête qui a débuté avant la nuit des temps. Il y deux éléments récurrents dans son travail : l’humain et la matière. Non pas la matière dépouillée de toute sa brutale vigueur, mais telle que l’on peut la trouver dans la nature. Pierres, herbes, branches, feuilles, tout est bon pour cet alchimiste un peu chaman, chez lequel chaque œuvre semble une incantation, une lamentation venue du fond des âges et dont rien n’arrêtera l’écho. Ce sont des voix qui à travers lui s’expriment. Des voix et des éléments. Les deux pôles opposé de la Création. Et le cri qui sourd de cette rencontre improbable glace le sang, parce qu’il fait resurgir dans nos mémoires des scènes que nous n’avons pas vécues et qui, soudain, apparaissent familière. Cette hallucination des sens et de l’esprit semble sortir de ce pays « natal » qui aurait pu figurer un paradis naturel, si les hommes ne s’en étaient pas mêlés. La Réunion devint terre d’esclavage et d’exploitation de l’homme par l’homme. Et Beng-Thi, le sang mêlé, l’être aux multiples histoires s’est donné pour mission de faire résonner la voix de ceux qui ne furent que bêtes de somme. Bien au-delà de son territoire insulaire, une voix universelle, dans laquelle s’exprimerait le drame de tous « les damnés de terre ».

Au fil de la mémoire, 1991
Installation, 30 personnages en terre cuite, fibres végétales, fils de nylon, sable
Dimensions variables
Photographie © Jacques Kuyten

Ses installations sont comme autant de mausolées dans lesquels des têtes, des visages, des corps nous adressent un regard sévère. Un regard critique dont l’objet, sans aucun doute, est de nous faire plonger dans la honte de notre lâcheté quotidienne. Ses sculptures sont muettes, souvent installées dans des clair-obscur où elles se laissent deviner. Elles n’ont pas besoin de parler pour nous dire ce qu’elles ont à nous confier. Elles n’ont pas besoin de se mettre en scène. Elles sont là, tout simplement, comme ces hommes et ces femmes entassés dans les bateaux négriers. Quelques objets, ici et là les accompagnent. Des objets d’un rite que l’artiste renouvelle à chaque occasion, car il ne s’inscrit dans aucune autre liturgie que celle de la mémoire déformée d’une âme errante, condamnée à ne jamais trouver le repos tant que tous les péchés de notre monde moderne n’auront pas été expiés. D’où cette lucidité toujours en éveil qui fait de lui un homme révolté. Pas de ceux qui vont semer des bombes aveugles aux quatre coins de la planète. Pas de ceux non plus qui ont toujours un coupable à désigner pour ne pas reconnaître leurs propres torts.
Sa révolte, lui la porte comme une éthique, comme un pense-bête, un chapelet qu’il convient d’égrener plusieurs fois par jour, pour ne pas sombrer dans le sommeil confortable de l’amnésie. Les figures et les titres des œuvres qu’il entreprend dans les années 90 en témoignent : Les bouts de bois hurlants, Bouclier d’ombre, Loess résistance, Au fil de la mémoire, et Arrachement Carg. C12, qu’il produira en 1993, où il fait figurer de manière quasi littérale le ventre des bateaux négriers avec leur cargaison de bois d’ébène… On sentait alors en lui la colère contrôlée d’un homme qui ne veut pas renier à son humanité. La colère de la sentinelle qui regarde venir l’ennemi. Mais cette colère, paradoxalement, ne se tourne jamais vers la haine. Jamais vers l’invective, simplement dans une quête implacable de vérité, une éthique qui embrasse tout le monde du vivant. D’où cette énergie vitale qui le force à sortir régulièrement de son atelier pour affronter les éléments et la nature. Cette confrontation, en réalité, ne comporte aucune forme d’arrogance. Bien au contraire. Il s’agit d’humilité, de projets qui sont installés comme autant d’offrandes à la perfection du monde. Des traces, comme les Dolmens des forêts bretonnes ou les statues de l’île de Pâques, une forme de communion, de symbiose, comme autant de messages adressés à l’univers et à une intelligence supérieure. Une intelligence qui ne tirerait pas sa science d’un raisonnement théorique mais d’un étant, d’une immanence transcendée.

Arrachement cargo Carg. C12, 1993
Installation, terre cuite, fibres végétales, rotang, bois, 210 x 180 x 250 cm. 
Photographie © Jacques Kuyten

Cette communion avec la nature, toute païenne, s’inscrit à la frontière subtile qui partage le sacré et le profane. Jack Beng-Thi est un prêtre profane. Un bricoleur pour lequel la seule activité humaine digne d’intérêt s’inscrit dans la mémoire : dans l’exploration du passé, dans son maintien dans le monde contemporain et dans sa projection dans l’avenir, à travers des œuvres qui à leur tour deviendront autant de repères pour les générations à venir. Un témoignage de ce que nous aurons été. Ce témoignage, longtemps exclusivement tourné vers l’Afrique, semble prendre une autre direction en 1995 avec Dream in Africa, où l’artiste semble avoir atteint un point d’équilibre qui débouche sur une prise en compte plus large du monde. Non pas que cette Afrique tellurique dont l’histoire l’habite va disparaître de son œuvre, mais l’artiste va promener sa conscience sur le monde, dans une vision plus large qui, même si elle explore d’autres continents, participe de la même quête. Avec La Géographie, ça sert d’abord à faire l’amour (1998), il entre dans son cycle des « Territoires ». La pièce est une mappemonde posée au sol sur laquelle se tiennent cinq personnages debout, qui figurent sans doute les cinq continents, mais qui, contrairement à ce que pourrait supposer le titre générique, territoires, qui renvoie à une appropriation et à une possession, ses personnages se tiennent les pieds dans les océans, et ce sont les fils qui constituent les contours des continents qui semblent les relier les uns aux autres. Sans quoi ils semblent bien seuls, chacun enfermé dans son cercle d’expérience. Touche ironique, caillou jeté dans le jardin de la globalisation, tous les personnages sont enveloppés dans des billets de banque issus de plusieurs pays. Puis vient la série « Territoire d’initiation », avec La pyramide aux esprits (1999), où les personnages hurlants dont l’âme semble condamnée à errer jusqu’à la fin des temps, trouvent une forme d’apaisement dans une méditation spirituelle détachée des contingences matérielles.

Territoire terrestre - La géographie ça sert d’abord à faire l’amour, 1998
Installation, terre cuite, pôle peinte, billets de banque, plastique, 488 x 150 x 80 cm.
Photographie © Alain Lauret

L’année 2000 semble clore une période dans la quête de Beng-Thi. Avec Mémoires, cette grande construction rectangulaire, comme une immense table, sur laquelle sont posées des pierres, comme dans les cimetières juifs, et sur laquelle veille une espèce de canon végétal, on a le sentiment que les âmes errantes ont enfin trouvé une manière de repos et que ce mémorial, dressé en leur hommage, corrige une injustice millénaire. Bien sûr, l’artiste n’est pas dupe du procédé. Mais n’en est-il pas ainsi des rites qu’il faut incarner, vivre, porter en soi, si on veut leur donner une quelconque efficacité ? La plaie, une cicatrice qui ne se refermera jamais, ne doit jamais se refermer. Ce qui a été fait ne pourra pas être défait. Mais du moins les hommes n’oublieront-ils pas, et riches de ce savoir, peut-être éviteront-ils de reproduire les mêmes éternelles erreurs. La photographie, l’écriture, les décors, une écriture plastique qui va vers l’épure et s’engage vers d’autres voies, sur d’autres continents, s’installent progressivement.

Comme un bateau qui prend le large. C’est aux rives de la Chine que le voilier de Beng-Thi va faire escale. D’autres histoires. D’autres sources auxquelles l’artiste doit rendre hommage même si, bien entendu, l’Afrique n’est jamais loin. Il y a l’illustre famille Hu de 2007, et les cents fleurs de Mao. « Que l’arbre millénaire vous offre ses nouvelles fleurs », que l’on découvre sur l’une de ses dernières installations apparaît à nos yeux comme une humble prière. Le vœu que nous puissions enfin nous réconcilier avec nous-mêmes. Et puis, de conclure avec Lao Zi, le philosophe classique qui donne aux hommes une leçon de vie que l’artiste fait totalement sienne, une pensée qui, à travers les âges et les civilisations, n’a rien perdu de son évidence :

Un véritable chef militaire n’est pas belliqueux.
Un véritable guerrier n’est pas coléreux.
Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre.
Un véritable conducteur d’hommes se met en dessous d’eux.

On retrouve là
la vertu de non rivalité
et la capacité de conduire les hommes.
tout cela est en parfaite harmonie avec la loi du Ciel.

Cela fait longtemps déjà, que Jack Beng-Thi tente de se mettre en harmonie avec la loi du Ciel. En cela, il est en avance sur bien d’entre nous.