Queeriser et décoloniser la culture à l’île de La Réunion : rencontre avec Brandon Gercara

Par Amélie Tresfels
Les Ourses à plumes, webzine féministe

Entretien

2020

Rant dann ron !, 2019
Bois de palette, 3 bras mécaniques rotatifs, micros.
Table ronde « Les problématiques d’une marche des fiertés à La Réunion », à l’Institut d’administration des entreprises, dans le cadre de la Nuit européenne des chercheur·es, Saint-Denis, septembre 2019.

Artiste et activiste queer réunionnais de 23 ans, médiateur culturel au FRAC Réunion, Brandon Gercara souhaite créer des espaces de luttes intersectionnels sur l’île, en combinant créolisation de termes théoriques, traduction plastique de discours militants et création d’un espace d’archives.

« À La Réunion, il existe des espaces de lutte contre le racisme ou contre l’homophobie mais pas d’espace de lutte intersectionnels. Je me suis rendu compte que les associations auxquelles j’adhérais décrivaient une réalité qui était très éloignée de la mienne et de celle des personnes LGBT réunionnaises. » Brandon Gercara est artiste-chercheur décolonial et activiste queer. À seulement 23 ans, iel fait déjà bouger les choses sur l’île.

Inspiré par le projet HerStory lancé par Julie Crenn et Pascal Lièvre en 2017, Brandon Gercara a depuis peu fondé Requeer, « une plateforme de recherche, de sociabilité et d’archives pour lutter contre l’ensemble des dynamiques de domination qui entourent les identités de genre, sexuelles, de race et de classe à La Réunion ». L’artiste nous explique que le nom vient du fait que « “Re” est le préfixe de La Réunion et [que] c’est aussi le préfixe des verbes refaire, redéfinir, repenser ». Ces soirées récurrentes mêlent subtilement le politique, l’art et la fête dans le but de « décomplexer la pensée » et créer des espaces queer dans l’île, accessibles au plus grand nombre. L’artiste y propose des tables rondes, des « lip sync » de discours politiques et théoriques, un espace d’archives et d’autres activités participatives. Requeer fait se rencontrer le monde de la nuit et celui de la recherche.

« Il faut savoir que la communauté queer réunionnaise est unique et qu’elle fait face à des dynamiques d’oppression bien précises, que ce soit dû au contexte socio-culturel de l’île, au climat, à sa position géographique. » En effet, Brandon Gercara répond tout d’abord à un manque. Dans ce département français de l’Océan Indien, ancienne colonie française exploitée pour ses ressources, l’esclavage a été aboli en 1848, lorsque l’île comptait plus de 60 000 esclaves. Selon l’artiste, les espaces de lutte qui existent actuellement à La Réunion sont tout d’abord très « froids et médicaux » et ne prennent pas en compte la « double discrimination » que les personnes à la fois racisées et queer vivent au quotidien. Le jeune activiste de 23 ans souhaite donc créer des espaces de lutte plus chaleureux, collaboratifs et surtout intersectionnels : « Le but c’est de territorialiser le queer. »
Brandon Gercara a grandi dans une famille de six frères à Saint-Benoît, dans l’Est de l’île. Son père est créole réunionnais, sa mère « française de l’Hexagone ». En constant questionnement sur les identités de genre et sexuelles, Brandon se considère aujourd’hui comme « queer » et « cis-genre fluide ». Dès son jeune âge, iel emprunte les habits de sa mère, explore sa féminité et écoute du Katy Perry à la radio. « Mes cinq frères et mes parents me faisaient comprendre que cela n’était pas normal. J’ai donc rapidement assimilé ma féminité à quelque chose de sale », se souvient l’artiste. Iel évoque aussi le regard des autres, qui compte beaucoup sur une île où l’on évolue dans un microcosme : « Il y avait une forme de honte par rapport aux autres, mes frères ne voulaient pas marcher avec moi en arrivant à l’école par exemple. »

Je déshonore mon père, 2016
Dessin, feutre sur papier Canson, 26 x 20 cm.
« Je ne veux pas que mon enfant se comporte comme une fille. »
Photographie © Théa Wang

Autre sujet abordé : la religion, un élément très important à l’île de La Réunion que l’on doit prendre en compte lorsque l’on parle des cultures locales mais aussi des systèmes d’oppression. En effet, l’île forme un réel syncrétisme religieux avec un mélange de christianisme, d’hindouisme, d’islam et de bouddhisme, pour ne citer que les religions majoritaires. Brandon Gercara est animiste, « une croyance très intime », et avoue « suivre aujourd’hui ce que fait [son] père » par habitude mais aussi pour conserver un lien avec lui. Loin d’idéaliser cette religion, l’artiste dit s’être rendu compte de « la formation de nouveaux rapports de domination à travers ces rites religieux, spécifiquement au sein même de la famille ».

C’est son entrée à l’École supérieure d’art de La Réunion et sa rencontre avec d’autres personnes queer comme l’artiste Abel Techer qui vont lui permettre d’appréhender son identité et ses questionnements sous un autre angle. Mais, dans le même temps, Brandon Gercara prend conscience de la dimension classiste, LGBTphobe et raciste de cette institution et du domaine de la culture en général. Cela va pousser l’artiste à vouloir changer les choses. Iel découvre alors des artistes engagé·es (Pascal Lièvre, Julie Crenn, Samuel Fosso, Zanele Muholi) mais se tourne aussi vers le domaine de la recherche et de la théorie.

Dans le cadre de son DNSEP, l’artiste a produit un mémoire écrit et vidéo intitulé « Corps d’à côté » où iel évoque son expérience d’homme gay à l’île de La Réunion, son rapport au corps, au genre et au féminisme, qu’iel n’imagine bénéfique que dans sa forme décoloniale. Après avoir fréquenté les cabarets drag de Bruxelles lors d’un récent séjour Erasmus et après avoir découvert d’autres lieux communautaires et engagés dans la capitale belge, l’artiste a pris conscience de l’importance du monde de la nuit et de la fête, qu’iel considère comme un lieu de contre-pouvoir.

Iel souhaite désormais à la fois « queeriser » (« kwiriser » en créole réunionnais), décoloniser les espaces et les corps réunionnais mais aussi revaloriser le créole dans le domaine de la culture, et ce à travers plusieurs projets. Pour améliorer le quotidien des personnes queer sur l’île, l’artiste a d’ailleurs commencé à développer avec le graphiste Jayce Salez une application pour organiser et répertorier tous les événements queer qui ont lieu sur l’île. Afin d’archiver les expériences réunionnaises queer, Brandon Gercara travaille également sur un projet intitulé Conversations qui consiste à mettre en scène à travers des photos les échanges qu’iel a eus avec des personnes gays, bis, trans de l’île, victimes d’oppressions.

Inspiré par les travaux de Monique Wittig, Elsa Dorlin, Françoise Vergès ou encore Donna Haraway, Brandon Gercara souhaite aujourd’hui traduire la pensée féministe, queer et décoloniale de manière plastique et spectaculaire (au sens de « qui parle aux yeux, frappe l’imagination »). Venant lui-même d’une famille populaire, iel explique que les livres « ne faisaient pas partie de [sa] culture » et qu’il avait été très difficile pour iel de se plonger dans des textes comme ceux-ci. L’artiste pense donc pouvoir rendre ces théories accessibles à un plus grand nombre en les traduisant physiquement et artistiquement.

En septembre 2020, Brandon Gercara participera à la Biennale de Casablanca où iel portera ce projet et performera un « lip sync de la pensée », interprétation drag d’une intervention de la politologue et féministe réunionnaise Françoise Vergès à propos de son livre Un féminisme décolonial. Si l’artiste prône l’importance du voyage, iel ne veut pas quitter l’île pour autant et voit au contraire l’activisme local comme un « devoir et une responsabilité en tant que conscientisé ».

Amélie Tresfels, 2020.

/// Lire le texte sur le site de sa publication originale :
https://lesoursesaplumes.info/2020/03/25/queeriser-et-decoloniser-la-culture-a-lile-de-la-reunion-rencontre-avec-brandon-gercara/