Arrachement Carg.C12, 1993

« (…) Dans l’espace qu’ils occupent, les corps de Beng-Thi sont contraints au sein même de leur mouvement. Dans des sculptures – à l’exemple d’Arrachement Carg. C12 (des cadavres sont déposés dans une structure en fibres végétales) ou Territoire d’abolition liberté pour bois d’ébène⁹ (dans cette dernière œuvre les corps en céramique, nus, sont amassés dans une cave souterraine ouverte, en forme de coque de bateau) – les corps sont souvent rassemblés, comme pour signifier leur mise en esclavage prochaine, leur transport inique sur les eaux, voire leur mise à mort : quand on rassemble les corps, on les prépare au pire. Et quand de surcroît on les désassemble et les démembre, on les assigne au pire. Dans Torn Torn et ses têtes en terre cuite posées sur le sol, des têtes à qui l’on a supprimé la possibilité de mettre un corps en mouvement, le rassemblement constitue une fatalité, celle de l’action impossible, de l’impuissance des têtes qui demeurent malgré la disparition du corps et semblent assister au spectacle de leur propre disparition. Même la capacité pour les corps d’être affectés, comme préalable à l’action, semble être perdue.
(…) La verticalité est par définition cette station d’un corps qui s’impose dans l’existence, se tient debout et avance malgré l’adversité. La temporalité de la verticalité n’est pas celle du travail de la terre qui oblige le corps à se courber. Pensons-la comme une expression de l’instant dans la posture de l’homme qui jouit des fruits de son travail et qui, dans un élan de liberté, se prépare à créer de nouveaux possibles. La verticalité peut être associée à la notion de fierté et il va sans dire qu’elle est socialement valorisée. Gageons que les qualités qui l’accompagnent font partie des repères socialement partagés. Cette posture est droite, haute et véhicule l’idée que l’on possède les ressources permettant, à un moment donné, de se dégager du travail de la terre. Elle rend possible une action véritable que l’on accomplit par et pour soi. Par son activité même de sculpteur et ses gestes, Beng-Thi se courbe et brise dans son propre corps la posture verticale. Il brise cette posture dans ses sculptures, mais certaines d’entre elles y échappent. À ces dernières, l’artiste a imprimé de la verticalité, a remis le corps debout : les corps ont voyagé à l’horizontale, pendant l’esclavage, l’engagisme, et peut-être après. L’artiste leur restitue une droiture. Il les rédime et les fait échapper à leur condition de marchandises ou d’outils de production. On pourra remarquer d’ailleurs, au sein de sculptures comme Jingada, que les corps ne sont pas mobiles ni en possession de leurs membres. Ils existent comme quelque chose de massif, d’inutilisable. Ni sujets ni objets, ils inscrivent une faille dans l’idée de ce que peut être un corps. Et c’est cette faille qui les sauve peut-être en leur permettant d’exister autrement, sans finalité évidente, mais dans la fierté d’une posture verticale. Dans l’œuvre Territoire d’initiation, les corps sont aussi debout. Ce sont des corps racines qui supportent une structure en fibres végétales. Ils portent un monde qui dépend d’eux. Leur verticalité est la source d’une action fondatrice.
La verticalité est aussi à entendre comme l’élan de l’individu dans son ensemble, un mouvement global de l’être vers la liberté. C’est le dynamisme de l’être qui pense et rêve, se met à conquérir et habiter son espace, se soulève en quittant ses habits d’impuissance, qui est ferment de verticalité. (…) »
Aude-Emmanuelle Hoareau
Extrait de Sculpter le corps du soulèvement, 2019
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