Au fil de la mémoire, 1991




Exposition collective Bâtissage, Espace Jeumon, Saint-Denis, La Réunion, 1991
Photographies © Jacques Kuyten
LA QUÊTE DU GESTE LIBÉRATEUR
« (…) Le soulèvement s’affirme comme geste pour Georges Didi-Huberman, et à travers ce geste, chaque corps s’exprime de tous ses membres1 . La verticalité qui prépare à l’action serait-elle valable sans la possibilité du geste ?
Le rapport du sculpteur Beng-Thi au geste est ambigu. Le plus souvent, le geste apparaît comme empêché. Sans doute est-ce pour lui permettre d’éclore de la manière la plus juste possible. Le geste et la promesse de libération qu’il contient, n’est-ce pas ce que pourrait viser l’image d’art, au-delà des compressions subies par l’individu ? Nous pouvons penser le geste comme un noeud d’interactions entre l’intention et l’action, entre le corps et l’esprit, comme une manifestation de la liberté individuelle qui vient rompre l’ordre des évènements, pour imposer un sens, une direction nouvelle. Selon le philosophe Gorgio Abamgen « toujours, en toute image, est à l’œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu’il faut exorciser ; et c’est comme si de toute l’histoire de l’art s’élevait un appel muet à rendre l’image à la liberté du geste. Les légendaires statues grecques qui rompent leurs entraves pour commencer à se mouvoir ne veulent pas dire autre chose2 ». Chez Beng-Thi, c’est la puissance paralysante qui semble être nourrie et perpétuée, lorsqu’il s’agit de serrer les corps ou de les faire disparaître au profit des seules têtes, comme dans Torn Torn. Dans Les bouts de bois hurlants, le corps est en voie d’effritement. La métaphore du bâtiment en ruine est manifeste. Le mouvement s’effondre avec le corps, immobilisé dans une forme rectangulaire et ligoté. Ce mouvement a-t-il été esquissé pour être interrompu ou est-il rendu impossible à la base ?
Quoi qu’il en soit, Les bouts de bois hurlants peuvent se lire comme la manifestation du geste empêché : effacement, perte de la possibilité même du geste comme affirmation de soi et de sa liberté. Mais le mouvement est tout de même cultivé à travers d’autres mises en scène où les corps sont rassemblés et disposés en formation militaire, dans une impression de marche en avant, comme dans Au fil de la mémoire. La marche plutôt que le geste, est-ce cela que choisit Beng-Thi ? Le geste semble sacrifié dans nombre de sculptures de l’artiste. Serait-ce pour signifier l’impuissance des anciens esclaves et colonisés, cette forme de détresse physique et morale qu’ils ont vécue et que l’histoire officielle n’a pas retenue ? Certainement. Beng-Thi tient à présenter la souffrance et la paralysie subies par ces hommes et ces femmes. Peut-être cherche-t-il aussi le geste juste qui pourrait les rédimer, de la manière même dont il traque le corps manquant.
Beng-Thi se met en quête du geste juste en débusquant les gestes faux, attendus ou imposés, hétéronomes. Par sa démarche plastique, il brise les gestes en purgeant les corps (morts ou ligotés) de leur motricité. Peut-être viendront ensuite des gestes paradoxaux porteurs de sens, qui seront perceptibles au-delà de l’immobilité des corps, comme la marche ou le rêve. Ces gestes sont des intentions globales de l’être, véhiculés par son corps, à la limite même de la notion de gestes, car ils ne sont plus exécutés par le haut du corps ou la tête. Ils proviennent du sujet dans son ensemble.(…) »
Aude-Emmanuelle Hoareau
Extrait de Sculpter le corps du soulèvement, 2019
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« (…) Ses installations sont comme autant de mausolées dans lesquels des têtes, des visages, des corps nous adressent un regard sévère. Un regard critique dont l’objet, sans aucun doute, est de nous faire plonger dans la honte de notre lâcheté quotidienne. Ses sculptures sont muettes, souvent installées dans des clair-obscur où elles se laissent deviner. Elles n’ont pas besoin de parler pour nous dire ce qu’elles ont à nous confier. Elles n’ont pas besoin de se mettre en scène. Elles sont là, tout simplement, comme ces hommes et ces femmes entassés dans les bateaux négriers. Quelques objets, ici et là les accompagnent. Des objets d’un rite que l’artiste renouvelle à chaque occasion, car il ne s’inscrit dans aucune autre liturgie que celle de la mémoire déformée d’une âme errante, condamnée à ne jamais trouver le repos tant que tous les péchés de notre monde moderne n’auront pas été expiés. D’où cette lucidité toujours en éveil qui fait de lui un homme révolté. Pas de ceux qui vont semer des bombes aveugles aux quatre coins de la planète. Pas de ceux non plus qui ont toujours un coupable à désigner pour ne pas reconnaître leurs propres torts.
Sa révolte, lui la porte comme une éthique, comme un pense-bête, un chapelet qu’il convient d’égrener plusieurs fois par jour, pour ne pas sombrer dans le sommeil confortable de l’amnésie. Les figures et les titres des œuvres qu’il entreprend dans les années 90 en témoignent : Les bouts de bois hurlants, Bouclier d’ombre, Loess résistance, Au fil de la mémoire, et Arrachement Carg. C12, qu’il produira en 1993, où il fait figurer de manière quasi littérale le ventre des bateaux négriers avec leur cargaison de bois d’ébène… On sentait alors en lui la colère contrôlée d’un homme qui ne veut pas renier à son humanité. La colère de la sentinelle qui regarde venir l’ennemi. Mais cette colère, paradoxalement, ne se tourne jamais vers la haine. Jamais vers l’invective, simplement dans une quête implacable de vérité, une éthique qui embrasse tout le monde du vivant. D’où cette énergie vitale qui le force à sortir régulièrement de son atelier pour affronter les éléments et la nature. Cette confrontation, en réalité, ne comporte aucune forme d’arrogance. Bien au contraire. Il s’agit d’humilité, de projets qui sont installés comme autant d’offrandes à la perfection du monde. Des traces, comme les Dolmens des forêts bretonnes ou les statues de l’île de Pâques, une forme de communion, de symbiose, comme autant de messages adressés à l’univers et à une intelligence supérieure. Une intelligence qui ne tirerait pas sa science d’un raisonnement théorique mais d’un étant, d’une immanence transcendée.(…) »
Simon Njami
Extrait de La mémoire dans la peau, 2010
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