Dommages collatéraux, 2003
Son et images Myriam Mihindou et Michel Moulin
Montage et effets visuels Michel Moulin, association Cyber-Griot
« (…) La ligne de rupture, cette installation réalisée à Marseille, procède d’un agencement complexe. On se trouve placé devant une représentation vidéo d’un crâne humain, fait d’une mosaïque d’images de guerre et de paysages naturels (probablement réunionnais) parcourue par un personnage dont l’allure haletante trahit une inquiétante urgence. En vis-à-vis de l’image, se trouve un globe terrestre, lui-même recouvert par une iconographie dramatique (coupures de presse, clichés de guerre, etc.), et entaché d’éclaboussures de boue. Conduisant au cœur de ce dispositif plastique et visuel, une ligne rouge. Évidemment, le crâne n’est autre que le Panthéon de l’essence de l’être ; le lieu où le sens s’articule à la sensibilité. L’espace à la fois clos et éminemment ouvert sur le monde que l’homme ne cesse de parcourir à la recherche de lui-même. Et, face à lui, l’autre entité englobante : la sphère terrestre. Celle sur laquelle, précisément, l’homme poursuit l’histoire ancestrale. Cette histoire longue, comme l’écrivait Fernand Braudel, qui le contient tout autant qu’il en est l’auteur. L’unicité de l’être et celle du monde se retrouvent ainsi prises dans une résonance paradoxale : à quelle intégrité ontologique prétendre dans un monde dont l’unicité est perpétuellement remise en cause ? À l’évidence, le travail de Jack Beng-Thi semble nous dire qu’il n’est plus l’heure de penser le tout en son entier. À l’épreuve du monde contemporain, le beau et le vrai ne tiennent plus d’un seul bloc. Ou, du moins, ils ne se donnent plus à l’être dans leur transparence. L’histoire et l’actualité du monde, le rapport à la nature et à l’Autre en tant que Soi, n’ont plus rien de transcendant. Plus que jamais, l’en-soi de chacun, la mémoire individuelle et collective, le rapport à l’Autre et au monde, se construisent non plus par identification à des valeurs surplombantes données a priori, mais par composition ou agencements successifs. Car le tout du monde ne tient plus comme espace de l’humain tandis que l’esprit humain, en tant que lieu du tout de l’humain, se fragmente. Alors, plus que jamais, si le malaise est dans la civilisation (comme a pu le penser Sigmund Freud à l’aube du XXe siècle), c’est aussi qu’il est dans l’être. Mais la ligne rouge semble dire plus ! Elle sort l’installation d’une intention seulement sentencieuse. Elle nous place sans nul doute devant le choix de la transgresser ou pas. Jack Beng-Thi nous demande simplement jusqu’à quel point nous sommes prêts à l’outrepasser. Jusqu’où irez-vous ? nous dit-il. Êtes-vous prêts, nous questionne-t-il, à remettre en cause l’ordonnancement de l’être et de l’universel et ce à tel point que l’expression du monde et de soi n’ait plus rien de virtuelle ? Auquel cas, l’homme serait, et à tout jamais, la victime essentielle de cette destruction ontologique (…) »
Gilles Suzanne
Extrait de Itinéraire d’une résidence, 2010
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