Lémurie, 2000

Voir aussi le texte poétique Le dernier chant du canari de Jack Beng-Thi.
« (…) À Charleroi, j’ai vécu une nouvelle expérience du milieu minier quand j’ai été invité à participer à une rencontre d’art. Là-bas, les gens m’ont parlé d’un événement qui a eu lieu en 1956, une explosion qui a décimé de nombreux mineurs. Cela m’a alors intéressé d’entrer à l’intérieur de la mine Marcinelle et de m’adapter à cette mémoire en recherchant des restes, des traces. J’ai trouvé des squelettes d’oiseaux, utilisés pour détecter la présence de gaz, et des os de chevaux, des morceaux de tissus, des fragments métalliques, des traces de pics et de machines sur les parois. Dans le projet, dans la demeure, ce qui m’intéressait, c’était d’établir le lien entre la mine, le volcan de mon île, le Piton de la Fournaise, et le mythe lémurien du continent disparu. J’ai appelé l’un des espaces de mon intervention Lémurie, justement pour cela. Lémurie est la reproduction d’une montagne de charbon entourée de lampes qui peuvent évoquer le travail dans la galerie, tout en symbolisant, par sa force, l’éclairage à l’intérieur de la « demeure » et l’évocation des disparus. Le grisou est à l’intérieur des galeries et sort aussi du volcan : le feu les unit. C’est aussi le feu de la terre et l’origine, j’ai donc intitulé cette pièce Lémurie. (…) »
Jack Beng-Thi
Extrait d’un entretien mené par Nilo Palenzuela en 2019
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DES ESPACES DU SOULÈVEMENT
« (…) C’est quand les corps s’approprient ses lignes que l’espace les aide à déployer leur puissance d’agir. Le fait d’être disposés de manière symétrique et dynamique, en ligne progressive dans l’espace, confère aux corps une force. Est-ce cela l’espace du soulèvement, un lieu qui devient territoire par la manière dont chaque corps l’habite, le structure et se liant aux autres corps, lui confère densité et élan ? Sans doute. Les corps de Beng-Thi entrent en scène dans des espaces et s’assemblent selon des logiques plus ou moins chorégraphiées : un sacrifice, une révolte, une fuite, à l’instar des corps de Territoire d’initiation qui forment un carré et s’assemblent dans une parfaite géométrie. À la fois contraints par un champ réduit et libres de le structurer à leur image et de rêver son extension (la structure quadrillée qui les surplombent), ils dilatent cet espace et le projettent vers le haut, dans une verticalité libératrice. Le corps investit l’espace qu’il transforme et cet espace contribue à le libérer. Ou pas. Les bouts de bois hurlants renoncent à l’action dans la douleur quand ceux du Territoire d’initiation semblent pouvoir s’en sortir, voire émerger en tant qu’entités conscientes.
Beng-Thi crée aussi des espaces purs de la révolte, des espaces contraignants qui promettent malgré tout la liberté, pour ceux qui s’y inscriraient. Ce sont des espaces sans corps, comme celui de l’œuvre : il s’agit d’un lieu où le sable de charbon remplace les âmes, un espace carré comme la maîtrise que le social exerce sur les organismes, un espace étroit et fermé qui n’offrirait que peu d’angles de sortie aux hommes qui s’y trouveraient. Dans cette Lémurie, les corps peuvent s’amasser ou être amassés. Ils sont susceptibles de faire corps et de tourner la contrainte à leur avantage. Ce champ pur de la révolte apparaît ainsi comme le lieu où le rassemblement est rendu possible, voire impératif. Se soulever, c’est créer un mouvement collectif dans le rassemblement, explique Judith Butler dans Soulèvements. On ne se lève pas seul.
Beng-Thi nous montre ainsi que l’espace de la révolte consacre l’importance du sol, un sol constitué de matière fluide, comme le sable de Lémurie, ou plus dure et sèche. Dans Lémurie, un monticule de sable occupe l’espace libre et devient matière d’un rêve. Ce sable est celui d’un continent mythique où les hommes étaient fiers et libres, à l’égal des dieux. Le sable de l’œuvre renvoie à ce mythe et laisse planer l’idée de la possible reconstruction d’un monde. La liberté vient du sol et des souvenirs qu’il contient, de ses promesses aussi. La révolte consisterait à sonder ce sol pour le transformer en œuvre gigantesque. Le rapport à une matière que l’on sonde peut alors remplacer l’appropriation mécanique des espaces. Les valeurs et les rapports de force entre le colon et l’esclave sont inversés : celui qui rêve et comprend son environnement est promis à une rédemption. (…) »
Aude-Emmanuelle Hoareau
Extrait de Sculpter le corps du soulèvement, 2019
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