Madécasse

Par Colette Pounia

2020

Tanajaro, 2016-2020
Série Hoditra. Encre et huile sur toile, 97 x 147 cm.
Portrait ethnographique de femme malgache, 2020
Femme Bara, 2020

MADÉCASSE est sonore. C’est le chant et la poésie de nos ancêtres.

De Made in China et Made in India à Madécasse

Six ans après ses deux premiers tours des origines d’un nouveau monde en Chine et en Inde, l’artiste Kako continue sa recherche sur les modes de construction identitaire. Et c’est en pays madécasse qu’il fait escale, cette fois-ci. Quelle(s) mémoire(s) exhume le voyageur chercheur de la Grande Île ?

Mes yeux, mon regard, mon corps même, sont surpris à la vue des visuels lors de notre première rencontre pour concevoir et réaliser l’exposition. Car le langage plastique et les apparences visuelles de cette troisième restitution diffèrent totalement de ceux des deux premières.
Le tour des origines d’un nouveau monde – Madécasse témoigne d’œuvres renouvelées et inédites au regard des productions antérieures qui ont « illustré » Made in China et Made in India. Et déjà, dans cet intitulé du troisième tour, l’absence du « Made in … » interroge et nous informe d’un changement dans la démarche de l’artiste.

En Chine et en Inde, l’artiste a prélevé des fragments du réel par le biais de la photographie ; a emprunté des images et des pratiques artistiques ou artisanales (la copie de copie par exemple) ; a donc commencé les productions dans le pays même. Lorsque je reviens sur celles-ci, mon regard veut circuler entre les multiples méandres et épaisseurs produits par les superpositions de gestes et d’images, par des interférences de vibrations colorées. Cela s’embrouille, fait bruit. Comme ce que je pourrais ressentir dans ces deux grands pays à très forte population, à très forte coloration, à très fortes sonorités. Kako a retranscrit cette noise visuelle.

Rien de tel pour Madécasse : Kako n’a pas commencé ses productions dans la grande île, matériellement parlant. La reprise d’images existantes – une des caractéristiques de la démarche de l’artiste – se fait cette fois-ci dans l’ouvrage de Raymond Decary1 et dans le fonds de l’Iconothèque de l’océan Indien. Et avec ces documents, l’artiste travaille dans son atelier.
Rien de tel pour Madécasse : l’artiste semble s’être plongé dans un état de plus grande réflexion intérieure qui l’amène à « désencombrer » ses tableaux de la profusion de signes. Oui, on commence toujours par être baroque dans la création et puis, peu à peu on va à l’essentiel.

Six ans après ou durant six ans… : ce nouveau tour a nécessité une maturation plus longue, plus lente qui s’est accompagnée de choix, de prises de décisions, notamment tenter de dire plus en réduisant les gestes, les moyens et les médiums plastiques.
Les troncs, les écorces qui ont toujours constitué l’identité et la signature de l’artiste sont maintenant mis à nu et se détachent des peaux picturales tatouées. Kako ne fait plus que superposer des peaux mais il décide de travailler dans l’épaisseur de la peau. Le recours au seul médium de la peinture à l’huile que Kako privilégie pour ses tableaux madécasses prend ici tout son sens. Et l’on commence à comprendre que travailler la peinture c’est simultanément mettre l’identité « en travail », la faire accoucher.
Les gestes instaurateurs des tableaux graphiques et picturaux sont des hypothèses sur la construction de l’identité plurielle : les manières de faire sont des manières d’être.

Aux paysages ou aux scènes de vies auxquels nous avait habitués l’artiste, apparaît un nouveau genre : le portrait, celui de la femme. Comme si était enfin révélé ce qui était caché depuis très longtemps derrière le tronc, dans les dessous de la noise colorée. « Mais il y a une femme là-dessous ! »

Vois là les mémoires résurgentes des voyages intérieurs en pays madécasse : celle de la pratique ancestrale du tatouage avec la série Hoditra, celle des femmes mères fondatrices de notre nouveau monde avec la série des 7 Filles d’Héva, la mémoire de nos anciennes connexions entre terre et ciel, entre mort et vie avec l’installation Fanal pou désot lo maye.

Recréation d’un espace intérieur

Le spectateur visiteur est invité à découvrir Madécasse en passant par un court chemin, bordé de terre ramassée sur notre île mais évoquant la terre rouge de la grande île.
L’espace d’exposition auquel il est habitué n’est plus. Les angles droits ont disparu, à la recherche de l’arrondi, de la courbe. De manière involontaire (?), les interventions sur l’architecture du lieu font surgir un schéma sommaire de la carte de la grande île. Les murs blancs ont laissé place à des parois peintes, à des « peintures rupestres ». L’invitation à pénétrer dans un environnement clos recréé ouvre sur un ailleurs, tout près de chez nous et en nous : nos racines madécasses ont été déterrées et émergent à la surface des paysages de peaux, de matières et de regards qui nous regardent et nous touchent.

Les paysages, les portraits font reliefs sur les cloisons peintes qui prolongent les fonds de Hoditra. Le regard est encore invité à un jeu de dessus-dessous. Mais cette fois-ci, le jeu est délicat. Une délicatesse liée à une palette nouvelle – Kako a toujours rapporté les couleurs du pays. Ici : des couleurs de terres, ocres rouges, ocres jaunes, des bruns, des bleutés et du vert ; une délicatesse liée au choix d’un seul médium, la peinture à l’huile qui permet de représenter la sensualité de la peau, du vêtement, des drapés, des plis ; une délicatesse liée au travail du palimpseste en peinture.

Fanal pou désot lo maye

Le spectateur est entré dans un temple. Il est conduit par les tableaux romantiques et surréels à contempler.
Et pour les contempler, il tourne autour de Fanal pou désot lo maye, une installation au sens artistique. Des vrais troncs, bruts, sortent des interstices d’un tressage de « lambamena », tissu de recouvrement des morts à Madagascar, s’élancent vers le très-haut, une œuvre textile conçue par l’artiste plasticien W. Zitte et réalisée par des femmes malgaches.
L’installation est cultuelle. A-t-on affaire à la recréation d’une tombe madécasse d’où s’érigent des aloalo, d’un culte aux ancêtres ? De celui qui nous a quittés il n’y a pas si longtemps que cela ? Ou d’un culte aux filles d’Héva ? Tout cela en même temps, je crois. Mais elle matérialise aussi les préoccupations de l’artiste : celle de vouloir faire du sacré en verticalisant le plan horizontal des tissus, des troncs calcinés porteurs de traces scripturales, des corps sans vie recouverts du linceul ou du vêtement d’apparat ; celle de vouloir palper l’impalpable, s’approcher du mort, approcher la mort…
Fanal pou désot lo maye est la proposition d’un espace sacré : on n’y pénètre pas, on peut s’en approcher et découvrir les longues entailles rougies.
La blessure produite par l’oubli de ce qui nous constitue est ravivée. Et je ne peux oublier que le tatouage, pratique ornementale identitaire que Kako réinvestit dans ses fonds picturaux de la série Hoditra, est avant tout une production de blessures, de douleurs.

Hoditra

Le motif du tronc a toujours été là. Mais aujourd’hui avec Madécasse, c’est surtout son écorce, sa texture, son pouvoir scriptural qui sont exhibés. Lorsque Kako peint ses troncs, qu’il les « graphine », il les sculpte simultanément, à la manière d’un orfèvre. Si bien que dans la série des tableaux paysages, le tronc en lui-même donne à voir un paysage. Intérieur. Si bien que tant de réalisme dans la représentation amène à voir des tableaux abstraits. Prélevés d’un morceau de nature beaucoup plus immense. Encore un écho à l’immensité du pays madécasse. Illusion d’optique : points de vue aérienne et frontale semblent se confondre surtout dans les tableaux où les troncs sont peints à l’horizontale ; et font fleuve sur les peaux ou les terres picturales tatouées.
Reprendre le tatouage, c’est reprendre une pratique décorative du corps. C’est reprendre l’art de la parure qui trouve son origine dans l’art de la guerre. Là encore, avec Madécasse, l’artiste montre de manière plus nette son intérêt pour l’art ornemental et il parvient à ce qu’on appelle le « bon décoratif » où les motifs ne sont plus plaqués sur le support mais surgissent du support et deviennent expressifs de la nature de ce support.
Kako ne fait pas qu’emprunter les signes des tatouages. Il réinstaure une certaine part de cette pratique ancestrale : celle de tatouer une seconde fois sur d’anciens tatouages qui se sont effacés au fil du temps. Dans certaines tribus « madécasses », c’est parce qu’il n’y avait plus de place.
Tracer des signes, les recouvrir, retracer des signes sur le recouvrement et faire réapparaître ceux des dessous dans les dessus. Dans la série Hoditra, les peaux tatouées desquelles se détachent les troncs paysages sont de véritables palimpsestes.
Dans son questionnement sur la construction et le ressenti de l’identité plurielle, l’artiste propose une réponse : faire réapparaître les effacements, les oublis, les profondément refoulés, par une recherche historique retranscrite et réinventée en peinture. Et enfin dévoiler ce qui se cachait sous les « bariolages » de couleurs, derrière les troncs. « Mais il y a une femme là-dessous ! »

Les 7 Filles d’Héva, hommage à nos mères fondatrices du nouveau monde

Elles sont belles, les filles d’Héva, dans leurs modes de représentations hiératiques, solennels. Le peintre s’est imposé des règles plastiques pour célébrer avec brio les femmes et les mères de notre culture : un fond monochrome brun-marron ressemblant à du bois ciré, patiné, marbré ; le visage de la même teinte que le fond ; le vêtement en noir et blanc en passant par une gamme de gris ; les mains blanches ; l’absence de pieds.

Dans les trésors du fonds de l’Iconothèque de l’océan Indien, Kako a extrait sept portraits de femmes qui ont été exposées et ont posé sous le regard colonial pour des photographies et des cartes postales éditées à l’entre-deux du 19e et 20e siècle.

Ces femmes photographiées deviennent à leur tour ses modèles ; elles posent de nouveau pour lui, en quête de savoir qui elles sont ; avec le désir de nous montrer comment il les voit ; alors il se fait copiste mais il produit des écarts. L’écart est minimal : sur les cartes postales ou photographies, le décor est sobre, comme dans les 7 filles d’Héva qui se détachent du fond monochrome. L’écart est aussi maximal : la monumentalité décelée dans les tout petits formats se projette dans un format portrait de taille 1 (110 x 177 cm). L’effet recherché et réussi est de les présentifier, de rendre présentes à notre conscience leurs absences ou leurs présences cachées, oubliées. De les ramener à nous, vers nous, aujourd’hui. Et lorsque nous sommes face à elles.

Vois là. Les 7 filles d’Héva flottent dans l’espace. Et le peintre a tout mis en œuvre à cette fin : visions qu’il a eues dans son long et lent dialogue avec ses modèles et qu’il nous offre. Les filles d’Héva sont des apparitions, des épiphanies.

Ça contraste fort entre le fond et la forme. Entre la couleur et le noir et blanc. Entre le vêtement – qui montre la condition humaine et sociale de la femme – et le visage encore pris dans l’épaisseur de la matière colorée du fond. L’attention quasi amoureuse du peintre apportée à être le plus réaliste possible dans la représentation de l’habit, à accentuer le volume par le travail des drapés, des plis dans les tissus imprimés traditionnels, à faire dominer le blanc, amène le spectateur à ressentir une possible sortie du tableau. C’est le vêtement qui « excroit » d’abord du tableau ; puis c’est au tour de la chevelure-sculpture, signe de caractères sauvage, guerrier, tribal ou sage. Mais celle qui a envie de venir vers nous n’a pas de corps – c’est ce qu’indique le blanc des mains, le blanc du haut de la poitrine de la femme Bara. C’est le vêtement qui tient lieu de ce corps mort et dont l’âme nous revient.

De ces défuntes revenantes au corps spectral il reste le regard vivant.
Elles nous regardent fixement ou vaguement, étonnées ou apaisées. Parfois neutres. Dans un jeu d’ombres et de lumières. Dans un jeu de matières et d’« immatière », de représentation ou de présence de l’absence.

Nous n’avions pas de portrait d’Héva – la compagne d’Anchaing qui a pris une part active dans le marronage – et de ses filles dont les noms des deux premières sont restés célèbres : Simangavole et Marianne. Les faits historiques du marronnage sont quasi devenus des légendes. C’est chose faite avec Le tour des origines d’un nouveau monde – Madécasse qui est un fort et très bel hommage aux premières femmes madécasses qui ont peuplé notre île, à Héva et à Clélie Gamaleya qui nous a conté les Trois siècles de la vie des Femmes à La Réunion.

Est-ce la force de la blessure produite par l’oubli que de vouloir produire du beau ?

Catalogue d’exposition Le tour des origines d’un nouveau monde – Madécasse, commissariat Colette Pounia, Hang’Art, édition Kf actory, 2020.

  1. Raymond Decary, « Les tatouages chez les indigènes de Madagascar », Journal de la Société des Africanistes, tome 5, fascicule 1, 1935, p. 1-39 (lire l’article).